Accueil Catalogues en ligne Un œil passionné. Douze ans d’acquisitions de Ger Luijten 104. Johan Frederik Clemens (d’après Nicolai Abraham Abildgaard) Goleniów, près de Szczecin 1748 – 1831 Copenhague Le Temple de la Fortune (« Lykkens Tempel »), 1798 C’est grâce à un état antérieur, qui porte une inscription supprimée par la suite, que nous savons que Johan Frederik Clemens a réalisé cette estampe énigmatique en 1798, d’après une composition de Nicolai Abildgaard (1743–1809) datant de 17851. Abildgaard peignit cette œuvre sur un écran de cheminée2, commandé par Johann von Bülow (1751–1828), maréchal de la cour et chambellan du prince héritier du Danemark, le futur roi Frédéric VI. L’iconographie fort complexe fait toujours l’objet de débats, mais les travaux d’Else Kai Sass et de Patrick Kragelund fournissent de précieux indices3. L’œuvre présente la façade d’un temple classique qui, à en juger par l’inscription au-dessus de la porte, est dédié à Fortuna, la déesse romaine de la chance et de la fortune. Les cariatides situées de part et d’autre de l’entrée représentent à gauche la Justice, la balance à ses pieds, et à droite la Raison, sous les traits de la déesse Minerve tenant son bouclier. Toutefois la balance est brisée et le regard perçant de la Raison est aveuglé par un bandeau. Cette iconographie renvoie à une idée déjà présente dans la Grèce antique : la Fortune est capricieuse, elle apporte un bonheur éphémère et favorise rarement ceux qui le méritent. Sur l’écran de cheminée, Abildgaard transforma cette thématique classique en une satire du Danemark de son époque : les personnages représentent les diverses couches de la société danoise. Dans leur quête de bonheur instantané, ils affluent vers l’intérieur du temple, pour être renvoyés aussitôt à la misère quotidienne au bas de l’escalier4. Ainsi voit-on trois courtisans élégamment vêtus descendre l’escalier, dont l’un en tombant. Les personnages des classes inférieures, tels que le soldat et le bagnard enchaînés, ainsi que la prostituée qui a la tête et les mains prises dans un joug à mégère (un châtiment public de l’époque), sont encore plus mal lotis5. La composition peut donc être lue à la fois comme une satire de la faiblesse des êtres humains dans leur quête de bonheur, et comme une critique des fléaux sociaux du Danemark absolutiste. L’achat de cette estampe rare, dont il ne semble pas avoir eu d’édition commerciale6, représente non seulement un ajout merveilleux à la riche collection d’art danois de la Fondation Custodia, mais aussi un clin d’œil de Ger Luijten à celui qui a ouvert ce domaine de collection : quand, en 1989, Anthony Griffiths demandait aux lecteurs du magazine Print Quarterly une aide pour l’attribution de cette estampe dont le British Museum venait d’acquérir un tirage, c’était Carlos van Hasselt, alors directeur de la Fondation Custodia, qui apportait la solution7. Eveline Deneer 1L’inscription est la suivante : « Abildgaard pinx. 1785 Clemens sculps. 1798 » ; voir Else Kai Sass, Lykkens Tempel. Et maleri af Nicolai Abildgaard, Copenhague, 1986, p. 40-41. 2Copenhague, Nationalhistorisk Museum, Frederiksborg Slot, inv. B. 80. L’écran de cheminée a, pendant un certain temps, orné l’antichambre des chambres de Von Bülow au Christiansborg Slot à Copenhague. 3Il convient d’y ajouter : Thomas Lederballe « Abildgaard : son engagement politique et artistique », dans Thomas Lederballe et Elisabeth Foucart-Walter (dir.), Abildgaard 1743-1809, cat. exp. Paris (musée du Louvre), Hambourg (Hamburger Kunsthalle), Copenhague (Statens Museum for Kunst), 2008-2009, p. 22-24. Voir également la version anglaise plus complète : Thomas Lederballe « Nicolai Abildgaard. Body and Tradition », dans Thomas Lederballe (dir.), Nicolai Abildgaard. Revolution Embodied, cat. exp. Copenhague (Statens Museum for Kunst), 2009-2010, p. 94-99. 4Le thème est abordé dans un épigramme du poète Palladas d’Alexandrie : « La Fortune ne connaît ni raison ni loi ; elle tyrannise les humains, entraînant tout dans son cours capricieux […] » ; Anthologie grecque, Paris, 1863, vol. I, p. 382, n° 62, traduction française de Félix Désiré Dehèque d’après la transcription du grec ancien de Friedrich Jacobs (Leipzig, 1814, vol. II, p. 298-299, n° 62). En 1764, l’écrivain danois Johannes Ewals publia une nouvelle sur ce thème : Johannes Ewalds, « Lykkens Tempel. En Drøm », Forsøg i de skiønne og nytige Videnskaber, vol. III, 1764, p. 49-90. À l’occasion de l’édition des œuvres complètes d’Ewald en 1780, Abildgaard réalisa une illustration de la nouvelle en question, gravée par Clemens. Voir Sass 1986, op. cit. (note 1), p. 91-93. 5Ibid., p. 77-86 ; Patrick Kragelund, Abildgaard. Kunstneren mellem oprørerne, vol. I, Copenhague, 1999, p. 153-155. 6Sass 1986, op. cit. (note 1), p. 211, 237-238. 7« A Quiz for our Readers », Print Quarterly, vol. VI, n° 4, 1989, p. 434, fig. 202, et Antony Griffiths, « December Quiz », Print Quarterly, vol. VII, n° 2, 1990, p. 176.
C’est grâce à un état antérieur, qui porte une inscription supprimée par la suite, que nous savons que Johan Frederik Clemens a réalisé cette estampe énigmatique en 1798, d’après une composition de Nicolai Abildgaard (1743–1809) datant de 17851. Abildgaard peignit cette œuvre sur un écran de cheminée2, commandé par Johann von Bülow (1751–1828), maréchal de la cour et chambellan du prince héritier du Danemark, le futur roi Frédéric VI. L’iconographie fort complexe fait toujours l’objet de débats, mais les travaux d’Else Kai Sass et de Patrick Kragelund fournissent de précieux indices3. L’œuvre présente la façade d’un temple classique qui, à en juger par l’inscription au-dessus de la porte, est dédié à Fortuna, la déesse romaine de la chance et de la fortune. Les cariatides situées de part et d’autre de l’entrée représentent à gauche la Justice, la balance à ses pieds, et à droite la Raison, sous les traits de la déesse Minerve tenant son bouclier. Toutefois la balance est brisée et le regard perçant de la Raison est aveuglé par un bandeau. Cette iconographie renvoie à une idée déjà présente dans la Grèce antique : la Fortune est capricieuse, elle apporte un bonheur éphémère et favorise rarement ceux qui le méritent. Sur l’écran de cheminée, Abildgaard transforma cette thématique classique en une satire du Danemark de son époque : les personnages représentent les diverses couches de la société danoise. Dans leur quête de bonheur instantané, ils affluent vers l’intérieur du temple, pour être renvoyés aussitôt à la misère quotidienne au bas de l’escalier4. Ainsi voit-on trois courtisans élégamment vêtus descendre l’escalier, dont l’un en tombant. Les personnages des classes inférieures, tels que le soldat et le bagnard enchaînés, ainsi que la prostituée qui a la tête et les mains prises dans un joug à mégère (un châtiment public de l’époque), sont encore plus mal lotis5. La composition peut donc être lue à la fois comme une satire de la faiblesse des êtres humains dans leur quête de bonheur, et comme une critique des fléaux sociaux du Danemark absolutiste. L’achat de cette estampe rare, dont il ne semble pas avoir eu d’édition commerciale6, représente non seulement un ajout merveilleux à la riche collection d’art danois de la Fondation Custodia, mais aussi un clin d’œil de Ger Luijten à celui qui a ouvert ce domaine de collection : quand, en 1989, Anthony Griffiths demandait aux lecteurs du magazine Print Quarterly une aide pour l’attribution de cette estampe dont le British Museum venait d’acquérir un tirage, c’était Carlos van Hasselt, alors directeur de la Fondation Custodia, qui apportait la solution7. Eveline Deneer 1L’inscription est la suivante : « Abildgaard pinx. 1785 Clemens sculps. 1798 » ; voir Else Kai Sass, Lykkens Tempel. Et maleri af Nicolai Abildgaard, Copenhague, 1986, p. 40-41. 2Copenhague, Nationalhistorisk Museum, Frederiksborg Slot, inv. B. 80. L’écran de cheminée a, pendant un certain temps, orné l’antichambre des chambres de Von Bülow au Christiansborg Slot à Copenhague. 3Il convient d’y ajouter : Thomas Lederballe « Abildgaard : son engagement politique et artistique », dans Thomas Lederballe et Elisabeth Foucart-Walter (dir.), Abildgaard 1743-1809, cat. exp. Paris (musée du Louvre), Hambourg (Hamburger Kunsthalle), Copenhague (Statens Museum for Kunst), 2008-2009, p. 22-24. Voir également la version anglaise plus complète : Thomas Lederballe « Nicolai Abildgaard. Body and Tradition », dans Thomas Lederballe (dir.), Nicolai Abildgaard. Revolution Embodied, cat. exp. Copenhague (Statens Museum for Kunst), 2009-2010, p. 94-99. 4Le thème est abordé dans un épigramme du poète Palladas d’Alexandrie : « La Fortune ne connaît ni raison ni loi ; elle tyrannise les humains, entraînant tout dans son cours capricieux […] » ; Anthologie grecque, Paris, 1863, vol. I, p. 382, n° 62, traduction française de Félix Désiré Dehèque d’après la transcription du grec ancien de Friedrich Jacobs (Leipzig, 1814, vol. II, p. 298-299, n° 62). En 1764, l’écrivain danois Johannes Ewals publia une nouvelle sur ce thème : Johannes Ewalds, « Lykkens Tempel. En Drøm », Forsøg i de skiønne og nytige Videnskaber, vol. III, 1764, p. 49-90. À l’occasion de l’édition des œuvres complètes d’Ewald en 1780, Abildgaard réalisa une illustration de la nouvelle en question, gravée par Clemens. Voir Sass 1986, op. cit. (note 1), p. 91-93. 5Ibid., p. 77-86 ; Patrick Kragelund, Abildgaard. Kunstneren mellem oprørerne, vol. I, Copenhague, 1999, p. 153-155. 6Sass 1986, op. cit. (note 1), p. 211, 237-238. 7« A Quiz for our Readers », Print Quarterly, vol. VI, n° 4, 1989, p. 434, fig. 202, et Antony Griffiths, « December Quiz », Print Quarterly, vol. VII, n° 2, 1990, p. 176.