147. Théodore Géricault

Rouen 1791 – 1824 Paris

Lettre à Madame Trouillard, s.l., 20 juin [1822]

Incarnation du Romantisme par ses œuvres picturales, Théodore Géricault nous révèle par sa correspondance un beau talent de plume. Notre lettre fait partie d’un ensemble d’une vingtaine de lettres, correspondance amoureuse entre Théodore Géricault et une femme mariée appelée Madame Trouillard1, figure énigmatique dont on sait seulement qu’elle habita de part et d’autre du boulevard Montmartre2, qu’elle faisait des séjours en Normandie (Géricault la remercie pour l’envoi d’huîtres), et qu’elle avait de beaux yeux noirs3. Était-ce la même femme que « la conquête » annoncée à son ami Pierre Joseph Dedreux-Dorcy (1789–1874) dans une lettre de Londres du 12 février 18214 ? Les lettres clandestines ne sont évidemment ni signées, ni datées. Deux ont toutefois un tampon postal. Une missive de Madame Trouillard peut donc être datée de façon sûre du 16 juin 1822. Pour la lettre présentée ici, malheureusement, une surcharge du tampon nous empêche de lire l’année5.

Dans cette correspondance, peu d’éléments factuels sont décrits, mais l’évocation de la maladie de Géricault et l’intervention de Dedreux-Dorcy, y compris dans la relation amoureuse, laissent penser à un intervalle de temps très court : quelques mois, tout au plus, qui se situent après le séjour en Angleterre et l’alitement forcé avant l’agonie de Géricault. Les noms cités sont également peu éclairants : dans une lettre, Géricault mentionne un artiste « Perceval », une autre fois « Parseval » qu’il veut bien présenter à Horace Vernet, sans doute à la demande de Madame Trouillard6. Les lettres se répondent parfois, mais il est difficile d’en rétablir la chronologie. Notre lettre se termine par : « le traité d’alliance ou plutôt l’arrangement ne parle point des titres qu’il me sera permis de prendre », répondant en cela à la lettre de Madame Trouillard qui lui demande d’être moins sentimental7. Géricault exprime ici beaucoup de passion et de sensualité dans ses mots amoureux : « Voici l’heure charmante où l’amant fortuné repose délicieusement entre les bras de sa maîtresse, que le souvenir du plaisir semble encore agiter ».

Mais la relation s’altère rapidement. De fait, on peut facilement désigner la toute dernière lettre qui fut échangée : Madame Trouillard, par dépit amoureux, renvoie à son correspondant l’ensemble de leur correspondance8 : « Vous regretterez peut-être le cœur que vous avez déchiré, méconnu ! – Voici toutes vos lettres... ». La préservation de ces lettres est également énigmatique. Comme le souligne les biographes de Géricault, très peu de documents autographes de Géricault sont connus, incluant une cinquantaine de lettres9. Il est donc particulièrement émouvant d’avoir pu réunir en nos murs autant de témoignages de la vie si fulgurante et fugitive de Théodore Géricault.

Marie-Claire Nathan

1Vingt lettres sont maintenant conservées à la Fondation Custodia : onze lettres de Géricault à Madame Trouillard et neuf lettres de Madame Trouillard à Géricault. Nous connaissons trois autres lettres de cette correspondance : l’une appartient à Anne-Marie Springer et a été publiée dans Lettres intimes. Une collection dévoilée, cat. exp. Cologny, Genève (Fondation Martin Bodmer), 2008, p. 76-79. Une autre est conservée au musée des Beaux-Arts de Rouen, inv. AG. 2012.1.1. Celle-ci est adressée au Chevalier Derville, qui fut probablement le pseudonyme de Madame Trouillard. Une dernière enfin est passée en vente publique, une première fois à Paris (Hôtel Drouot, Bodin/Laurin-Guilloux-Buffetaud), le 24 novembre 1999, n° 24 puis à Paris (Hôtel Drouot, Courvoisier/Pierre Bergé et associés), le 16 juin 2003, n° 14.

2Les lettres sont envoyées majoritairement au 10 rue Chantereine à Paris (actuelle rue de la Victoire), mais également au 13 rue de Choiseuil (sic : probablement rue de Choiseul) ou au 398 rue de Richelieu. Nous ne savons pas si cette dernière adresse a jamais existé.

3Clément de Ris, dans «  Un paquet de lettres  », Gazette des beaux-arts, vol. XII, 1er août 1875, p. 176-177, indique que la maîtresse de Géricault est décédée à Paris vers 1865. Le flou chronologique de cette indication ne nous permet pas d’être affirmatif. Voir Bruno Chenique, Les cercles politiques de Géricault (1791-1824), thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 1998, Villeneuve-d’Ascq, 2001, p. 570, note 1.

4Paris, Fondation Custodia, inv. 2019-A.245. Pierre Joseph Dedreux-Dorcy, peintre, fut un ami proche de l’artiste. Il fut l’un des exécuteurs testamentaires de Géricault. C’est lui qui vendit au Louvre Le Radeau de la Méduse. La lettre est publiée dans Chenique 2001, op. cit. (note 3), n° 28, p. 542.

5Nous lisons clairement 20 juin 182(?).

6Peut-être est-il l’auteur du portrait dont Madame Trouillard fait mention : «  Je vous envoie mon portrait aussitôt qu’il sera fait […] je crois qu’il sera bien, malgré l’effroi qu’a aussi ce pauvre peintre de ne pouvoir saisir une expression singulière, bizarre, qu’il trouve dans mes yeux  » (Paris, Fondation Custodia, inv. 2021-A.34).

7Paris, Fondation Custodia, inv. 2021-A.34. Géricault demande une explication du «  Tout est fini  » de cette lettre, et, par rebond, on peut établir une continuité entre les inv. 2021-A.186, 2021-A.176, 2021-A.34 et 2021-A.33.

8Paris, Fondation Custodia, inv. 2021-A.182.

9Bruno Chenique, «  Géricault : Une correspondance décapitée  », Nouvelles approches de l’épistolaire. Lettres d’artistes, archives et correspondances, actes de colloque, Paris, Université de Paris-Sorbonne, 3 et 4 décembre 1993, Paris, 1996, p. 43-49.