150. Paul Cézanne

Aix-en-Provence 1839 – 1906 Aix-en-Provence

Lettre à Victor Chocquet, Gardanne, 11 mai 1886

Rédigée une quinzaine de jours après son mariage avec Hortense Fiquet (1850–1922), cette lettre de Paul Cézanne semble être une réponse aux félicitations que son ami et mécène Victor Chocquet (1821–1891) a dû lui envoyer. Alors établi à Gardanne, où il vécut un peu plus d’un an, le peintre dit dans sa lettre « qu’il y aurait des trésors à emporter de ce pays-ci, qui n’a pas trouvé encore un interprète à la hauteur des richesses qu’il déploie ». Il composa alors des vues de ce village non loin d’Aix-en-Provence et commença la série sur la montagne Sainte-Victoire, qu’il ne cessa plus de peindre jusqu’à sa mort.

Le collectionneur Victor Chocquet et Paul Cézanne se rencontrèrent vers la fin de 1875 ou au tout début de 18761. À cette époque, Victor Chocquet était déjà en contact avec le jeune groupe des impressionnistes. Renoir faisait alors le portrait de Madame Chocquet, et c’est sans doute grâce à lui que Chocquet fit la connaissance de Cézanne2. Mais notre lettre nous dit que le véritable intermédiaire entre Cézanne et Chocquet fut leur exaltation commune pour Eugène Delacroix (1798–1863). En effet, Chocquet, avant de s’intéresser aux artistes impressionnistes, avait, avec les maigres moyens que lui conférait son poste de fonctionnaire des douanes, collecté pas moins de 80 œuvres du maître romantique3. Cézanne, quant à lui, avait une grande admiration pour deux peintres : Rubens et Delacroix. Lors de ses séjours parisiens, il copiait au Louvre leurs œuvres4. Nul doute qu’il put continuer son étude dans l’appartement de Chocquet, rue de Rivoli. Georges Rivière (1855–1943)5 raconte ainsi leur passion commune pour les dessins de Delacroix : « Un jour qu’il [Victor Chocquet] en avait étalé un certain nombre sur le tapis du salon pour les montrer à Cézanne, ces deux êtres supersensibles, à genoux, penchés sur les feuilles de papier jauni qui pour eux étaient autant de reliques, se mirent à pleurer ».

Dès l’année qui suivit la mort de Delacroix, Cézanne projeta la création d’une « Apothéose » en hommage au « vieux lion romantique6 ». C’est ainsi que l’on peut voir sur un dessin préparatoire7 de ce tableau resté inachevé, en contrebas du maître soulevé par des anges, Cézanne, Monet et Pissaro, accompagnés d’un quatrième artiste, peut-être Renoir, et enfin Chocquet, l’artisan de leur postérité commune. En avril 1877, lors de la troisième exposition impressionniste, Chocquet fut le véhément soutien du groupe, malgré la critique acerbe8. C’est peut-être cette force de persuasion qui fit dire à Cézanne dans notre lettre : « j’aurai désiré avoir cet équilibre intellectuel qui vous caractérise, et vous permet d’atteindre sûrement le but proposé ».

Marie-Claire Nathan

1John Rewald, « Chocquet and Cézanne », Gazette des beaux-arts, juillet-août 1969, p. 38-39.

2Selon Ambroise Vollard, Renoir, Paris, 1918, chapitre VIII. Le portrait de Madame Victor Chocquet par Renoir est conservé à Stuttgart, Staatsgalerie, inv. 2564.

323 tableaux, 35 aquarelles et pastels ainsi que 24 dessins de Delacroix figurent dans l’inventaire après décès de Madame Chocquet chez le notaire Félix Huguenot, 4-26 avril 1899. La vente après décès eut lieu à Paris (galerie Georges Petit), les 1, 3, 4 juillet 1899. Pour une reconstitution de la collection de Victor Chocquet, voir le catalogue de l’exposition : Mariantonia Reinhard-Felice (dir.), Victor Chocquet : Freund und Sammler der Impressionisten, Renoir, Cézanne, Monet, Manet, cat. exp. Winterthur (Sammlung Oskar Reinhart « Am Römerholz »), 2015, p. 193-237.

4Comme en témoignent ses feuilles d’études, présentées aux expositions : Anita Haldemann (dir.), Der verborgene Cézanne, Bâle (Kunstmuseum), 2017 ou Jodi Hauptman et Samantha Friedman (dir.), Cézanne drawing, New York (Museum of Modern art), 2021.

5Georges Rivière, Renoir et ses amis, Paris, 1921, p. 38-40.

6L’expression vient d’Émile Zola, dans L’Œuvre, en 1886. Cézanne et Zola avaient fréquenté ensemble le collège d’Aix et étaient de grands amis.

7Aquarelle, vers 1880, Londres, collection particulière ; voir Nina Athanassoglou-Kallmyer, « Cézanne and Delacroix’s Posthumous Reputation », The Art Bulletin, vol. LXXXVII, mars 2005, p. 114, repr. La version la plus aboutie de l’Apothéose de Delacroix est en dépôt au musée Granet d’Aix-en-Provence ; Paris, musée d’Orsay, inv. RF 1982 38.

8Rivière 1921, op. cit. (note 5), p. 40.