Accueil Catalogues en ligne Un œil passionné. Douze ans d’acquisitions de Ger Luijten 151. Paul Gauguin Paris 1848 – 1903 Atuona, îles Marquises Lettre à George-Daniel de Monfreid, [Tahiti] novembre 1900 Après son premier voyage à Tahiti de 1891-1893 et un retour difficile en France1 où il alla de désillusion en désillusion, Gauguin repartit à Tahiti en 1895, annonçant qu’il souhaitait s’y établir définitivement. Il écrivit à son grand ami le peintre George-Daniel de Monfreid (1856–1929), le priant de traiter pour lui des affaires en France. Toujours en manque d’argent, il lui demandait constamment de se mettre en relation avec Georges Alfred Chaudet (1870–1899), son marchand. Quand celui-ci décéda, en septembre 1899, c’est vers Ambroise Vollard (1866–1939) que Monfreid fut envoyé. Ainsi, en janvier 19002, se dessina une opportunité de contrat avec le marchand de la rue Laffitte, prévoyant une rente de 300 francs contre l’envoi de toiles vendues au prix fixe de 200 francs. Au même moment, un inconnu lui commanda une toile : Emmanuel Bibesco (1877–1917), 69 rue de Courcelles. C’est dans ce contexte que notre lettre de novembre 1900 s’interprète. Les retards liés aux transports et à la mauvaise volonté de Vollard causaient bien des difficultés. Cela empêchait Gauguin de travailler et de se soigner, dit-il. Bibesco proposa de se substituer à Vollard, et Gauguin songeait maintenant à conclure l’accord avec lui3. S’il semble que le premier contact fut amorcé par le prince Emmanuel Bibesco, c’est son frère Antoine (1878–1951) qui reprit ensuite le cours des choses, comme en témoigne la correspondance aujourd’hui conservée aux Archives des Yvelines4. Les deux frères étaient issus de l’aristocratie roumaine et d’une famille influente établie à Paris, qui soutenait aussi bien la musique, la littérature et l’art français. Cependant, de trente ans ses cadets, les Bibesco n’étaient qu’au début de leur carrière et Gauguin n’avait peut-être pas assez confiance en leur mécénat5. Il demanda à Monfreid d’entretenir de bonnes relations avec Bibesco, tout en continuant d’espérer que les affaires s’arrangent avec Vollard. En novembre 1900 se dessina également une nouvelle opportunité : ceux que Gauguin nommait « les richards de Béziers », désignant Gustave Fayet (1865–1925) et probablement sa femme. Ce peintre et céramiste était issu d’une famille de négociants en vin. En 1899, il hérita de la fortune de son père et commença alors à collectionner les œuvres de ses contemporains. C’est ainsi qu’en octobre 1900, Fayet paya 1200 francs pour deux toiles de Gauguin6 et que l’année suivante, il acheta deux sculptures7. Gustave Fayet devint le plus grand collectionneur des œuvres de Gauguin. C’est son soutien financier que Gauguin sollicita, pour la dernière fois de sa vie, en avril 1903 : « Voulez-vous dire à Mr Fayet qu’il s’agit là de me sauver8 ». Marie-Claire Nathan 1L’exposition chez Durand-Ruel en novembre 1893 et celle qu’il organisa dans son atelier en décembre 1894 n’eurent pas le succès escompté. Gauguin se heurta à l’incompréhension du public et les ventes couvrirent à peine les dépenses. Un voyage en Bretagne se solda par une rixe à Concarneau de laquelle Gauguin se tira avec une jambe cassée ; le temps d’être soigné, Annah, sa maîtresse, le quitta en pillant son atelier de la rue Vercingétorix. La vente en février 1895 de ses biens, qui devait financer son voyage à Tahiti fut un véritable échec. Et pour finir, les premières manifestations de la syphilis retardèrent son départ. 2Victor Segalen (éd.), Lettres de Paul Gauguin à Georges-Daniel de Monfreid, précédées d’un hommage par Victor Segalen, 1re éd., Paris, 1918, n° LX (transcription). 3La proposition datait du 28 mars 1900 : lettre d’Antoine Bibesco à Daniel de Monfreid, Archives départementales des Yvelines, Archives patrimoniales du Musée Maurice Denis, 166J 5 [inv. Ms 5229]. Cependant, dans la lettre de Gauguin à Emmanuel Bibesco, [Tahiti, mai 1900], l’artiste semblait circonspect : « la vérité est que c’est le marchand de tableaux qui fait les prix quand il sait s’y prendre », Maurice Malingue, Lettres de Gauguin à sa femme et à ses amis, Paris, 1946, n° CLXXIII (transcription). Gauguin se montra encore plus dubitatif quand il écrivit à Monfreid, en mai 1900 : « c’est qu’il m’a demandé une toile à 150 fr. comme si c’était un homme peu fortuné […] et il se trouve qu’il est cependant assez fortuné pour demander de se substituer à Vollard », Segalen 1918, op. cit. (note 2), n° LXIII. 4Trois lettres d’Antoine Bibesco à Monfreid concernent à la fois des achats de tableaux et le fameux « contrat ». Elles sont conservées aux Archives départementales des Yvelines, Archives patrimoniales du Musée Maurice Denis, 166J 5 [inv. Ms 5228] du 1er février (?), 166J 5 [inv. Ms 5229] du 28 mars 1900, et 166J 5 [inv. Ms 5230] du 27 novembre 1900. 5Les Bibesco se lièrent ensuite aux Nabis et en particulier avec Édouard Vuillard. Voir Françoise Heilbrun et Philippe Néagu, Pierre Bonnard Photographe, Paris, 1987. 6Lettre de Gustave Fayet à Paul Gauguin du 26 octobre 1900, The Getty Research Institute, Ambroise Vollard, Miscellaneous Papers, inv. 2001.M.24, boîte n° 1, dossier 3 ; transcrite dans Mercedes Palau-Ribes et Brigitte Payrou-Neveu, Gauguin, Monfreid, Vollard. Correspondances croisées, Céret, 2016, n° 10, p. 27. Sur Gustave Fayet et sa passion pour l’œuvre de Gauguin, voir Roseline Bacou, « Paul Gauguin et Gustave Fayet », Gauguin. Actes du colloque Gauguin, Musée d’Orsay, 11-13 janvier 1989, Paris, 1991, p. 13-32. 7Lettre de Fayet à Gauguin du 1er novembre 1961, Segalen 1950, op. cit., (note 2), p. 201-202 (transcription). 8Lettre de Gauguin à Monfreid d’avril 1903, ibid., n° LXXXV.
Après son premier voyage à Tahiti de 1891-1893 et un retour difficile en France1 où il alla de désillusion en désillusion, Gauguin repartit à Tahiti en 1895, annonçant qu’il souhaitait s’y établir définitivement. Il écrivit à son grand ami le peintre George-Daniel de Monfreid (1856–1929), le priant de traiter pour lui des affaires en France. Toujours en manque d’argent, il lui demandait constamment de se mettre en relation avec Georges Alfred Chaudet (1870–1899), son marchand. Quand celui-ci décéda, en septembre 1899, c’est vers Ambroise Vollard (1866–1939) que Monfreid fut envoyé. Ainsi, en janvier 19002, se dessina une opportunité de contrat avec le marchand de la rue Laffitte, prévoyant une rente de 300 francs contre l’envoi de toiles vendues au prix fixe de 200 francs. Au même moment, un inconnu lui commanda une toile : Emmanuel Bibesco (1877–1917), 69 rue de Courcelles. C’est dans ce contexte que notre lettre de novembre 1900 s’interprète. Les retards liés aux transports et à la mauvaise volonté de Vollard causaient bien des difficultés. Cela empêchait Gauguin de travailler et de se soigner, dit-il. Bibesco proposa de se substituer à Vollard, et Gauguin songeait maintenant à conclure l’accord avec lui3. S’il semble que le premier contact fut amorcé par le prince Emmanuel Bibesco, c’est son frère Antoine (1878–1951) qui reprit ensuite le cours des choses, comme en témoigne la correspondance aujourd’hui conservée aux Archives des Yvelines4. Les deux frères étaient issus de l’aristocratie roumaine et d’une famille influente établie à Paris, qui soutenait aussi bien la musique, la littérature et l’art français. Cependant, de trente ans ses cadets, les Bibesco n’étaient qu’au début de leur carrière et Gauguin n’avait peut-être pas assez confiance en leur mécénat5. Il demanda à Monfreid d’entretenir de bonnes relations avec Bibesco, tout en continuant d’espérer que les affaires s’arrangent avec Vollard. En novembre 1900 se dessina également une nouvelle opportunité : ceux que Gauguin nommait « les richards de Béziers », désignant Gustave Fayet (1865–1925) et probablement sa femme. Ce peintre et céramiste était issu d’une famille de négociants en vin. En 1899, il hérita de la fortune de son père et commença alors à collectionner les œuvres de ses contemporains. C’est ainsi qu’en octobre 1900, Fayet paya 1200 francs pour deux toiles de Gauguin6 et que l’année suivante, il acheta deux sculptures7. Gustave Fayet devint le plus grand collectionneur des œuvres de Gauguin. C’est son soutien financier que Gauguin sollicita, pour la dernière fois de sa vie, en avril 1903 : « Voulez-vous dire à Mr Fayet qu’il s’agit là de me sauver8 ». Marie-Claire Nathan 1L’exposition chez Durand-Ruel en novembre 1893 et celle qu’il organisa dans son atelier en décembre 1894 n’eurent pas le succès escompté. Gauguin se heurta à l’incompréhension du public et les ventes couvrirent à peine les dépenses. Un voyage en Bretagne se solda par une rixe à Concarneau de laquelle Gauguin se tira avec une jambe cassée ; le temps d’être soigné, Annah, sa maîtresse, le quitta en pillant son atelier de la rue Vercingétorix. La vente en février 1895 de ses biens, qui devait financer son voyage à Tahiti fut un véritable échec. Et pour finir, les premières manifestations de la syphilis retardèrent son départ. 2Victor Segalen (éd.), Lettres de Paul Gauguin à Georges-Daniel de Monfreid, précédées d’un hommage par Victor Segalen, 1re éd., Paris, 1918, n° LX (transcription). 3La proposition datait du 28 mars 1900 : lettre d’Antoine Bibesco à Daniel de Monfreid, Archives départementales des Yvelines, Archives patrimoniales du Musée Maurice Denis, 166J 5 [inv. Ms 5229]. Cependant, dans la lettre de Gauguin à Emmanuel Bibesco, [Tahiti, mai 1900], l’artiste semblait circonspect : « la vérité est que c’est le marchand de tableaux qui fait les prix quand il sait s’y prendre », Maurice Malingue, Lettres de Gauguin à sa femme et à ses amis, Paris, 1946, n° CLXXIII (transcription). Gauguin se montra encore plus dubitatif quand il écrivit à Monfreid, en mai 1900 : « c’est qu’il m’a demandé une toile à 150 fr. comme si c’était un homme peu fortuné […] et il se trouve qu’il est cependant assez fortuné pour demander de se substituer à Vollard », Segalen 1918, op. cit. (note 2), n° LXIII. 4Trois lettres d’Antoine Bibesco à Monfreid concernent à la fois des achats de tableaux et le fameux « contrat ». Elles sont conservées aux Archives départementales des Yvelines, Archives patrimoniales du Musée Maurice Denis, 166J 5 [inv. Ms 5228] du 1er février (?), 166J 5 [inv. Ms 5229] du 28 mars 1900, et 166J 5 [inv. Ms 5230] du 27 novembre 1900. 5Les Bibesco se lièrent ensuite aux Nabis et en particulier avec Édouard Vuillard. Voir Françoise Heilbrun et Philippe Néagu, Pierre Bonnard Photographe, Paris, 1987. 6Lettre de Gustave Fayet à Paul Gauguin du 26 octobre 1900, The Getty Research Institute, Ambroise Vollard, Miscellaneous Papers, inv. 2001.M.24, boîte n° 1, dossier 3 ; transcrite dans Mercedes Palau-Ribes et Brigitte Payrou-Neveu, Gauguin, Monfreid, Vollard. Correspondances croisées, Céret, 2016, n° 10, p. 27. Sur Gustave Fayet et sa passion pour l’œuvre de Gauguin, voir Roseline Bacou, « Paul Gauguin et Gustave Fayet », Gauguin. Actes du colloque Gauguin, Musée d’Orsay, 11-13 janvier 1989, Paris, 1991, p. 13-32. 7Lettre de Fayet à Gauguin du 1er novembre 1961, Segalen 1950, op. cit., (note 2), p. 201-202 (transcription). 8Lettre de Gauguin à Monfreid d’avril 1903, ibid., n° LXXXV.