Accueil Catalogues en ligne Un œil passionné. Douze ans d’acquisitions de Ger Luijten 152. Henri Matisse Le Cateau-Cambrésis 1869 – 1954 Nice Lettre à Gustave Kahn, Issy-les-Moulineaux, 25 janvier 1916 Victime d’une vilaine grippe, Henri Matisse n’eut besoin que de quelques lignes pour saisir son visage après un bain de vapeur. Selon ses propres termes, la serviette qui lui entourait la tête lui donnait un air « un peu marocain », et il eut l’idée de le capturer dans une esquisse. Les souvenirs de ses deux voyages au Maroc en 1912 et 1913 n’y étaient sans doute pas étrangers : Matisse travaillait alors à son tableau Les Marocains (New York, MoMA1). Content du résultat, il fit une autre version de son dessin, sans doute destinée à une lettre future, car il existe une esquisse à la plume presque identique sur une feuille double de mêmes dimensions2. Cette façon de résumer son apparence, de façon presque schématique, amusa Matisse à toutes les époques de sa vie. Notre lettre et son double semblent être parmi les premiers exemples. Un autoportrait similaire, mais beaucoup plus grand, fut offert en 1919 à son ami Georges Besson (1882–1971), pour le remercier de la pipe qu’il avait reçue de celui-ci3. Celui qui orne la couverture de Henri Matisse (Paris, 1920) de Marcel Sembat (1862–1922), un autre ami, reproduit sans doute un tel dessin4, et l’on en rencontre aussi dans sa correspondance. Ses lettres contiennent fréquemment de rapides croquis à la plume, notamment celles adressées aux amis, pour la plupart d’anciens condisciples de l’atelier de Gustave Moreau (1826–1898), avec lesquels il entretenait des échanges réguliers5. Ces croquis sont souvent humoristiques et c’est dans ce contexte que son propre visage à lunettes fait des apparitions. Pour Albert Marquet (1875–1947), il se dessina en novembre 1910 près d’un radiateur, son journal en mains, afin d’évoquer son premier après-midi pluvieux à Madrid6. Une dizaine d’années plus tard, un autoportrait sommaire ornait une carte postale jamais envoyée au chocolatier Georges Menier7, et à la fin d’une lettre à Besson de 1919, un croquis similaire remplaçait la signature8. Le dessin de notre lettre semble surtout destiné à souligner que Matisse ne peut pas venir livrer un dessin pour Rachel Kahn, comme il l’écrit. Nous ne savons presque rien des relations entre l’artiste et le couple Kahn. Poète symboliste et initiateur du vers libre, romancier, dramaturge, critique et intellectuel engagé, Gustave Kahn (1859–1936) avait défendu les néo-impressionnistes aux côtés de Félix Fénéon (1861–1944) dans les années 1880, mais il suivait toujours avec beaucoup d’intérêt les évolutions récentes dans les arts plastiques9. Depuis 1911, il était responsable de la rubrique « Art » du Mercure de France, où il fit l’éloge, en mars 1916, d’un tableau récent de Matisse et de ses « puissants dessins »10. Hans Buijs 1Inv. 386.1955 ; Dominique Fourcade et Isabelle Monod-Fontaine, assistés de Marthe Ridart (dir.), Henri Matisse 1904-1917, cat. exp. Paris (Centre Georges Pompidou), 1993, n° 135, repr. 2John Klein et al., Henri Matisse. Autoportraits, cat. exp. Le Cateau-Cambrésis (Musée Matisse), 1988, n° 20, repr. ; John Klein, Matisse Portraits, New Haven et Londres, 2001, p. 197, fig. 145. L’existence de deux cartes postales illustrées d’autoportraits datant de 1920 environ, l’une adressée au chocolatier Georges Menier mais jamais envoyée, l’autre vierge, pourrait confirmer cette pratique ; localisation actuelle inconnue, voir ibid., p. 199, fig. 148-149. 3Plume et encre noire, 370 × 260 mm, Paris, Centre Georges Pompidou, inv. AM 2921 D (36), dépôt au musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon ; Klein 2001, op. cit. (note 2), p. 201-202, fig. 150. Dans une lettre à Sembat du 31 octobre 1945, Matisse en donna une nouvelle version : Chantal Duverger, Karine Klein et Françoise Soulier-François, Donation Jacqueline Besson : lettres de Signac, Bonnard, Matisse... à George Besson, cat. exp. Besançon (musée des Beaux-Arts et d’Archéologie), 2005, p. 62-63, repr. 4Klein 2001, op. cit. (note 2), p. 202, fig. 151. 5Pour un aperçu des correspondances les plus importantes de Matisse, voir Hanne Finsen (éd.), Matisse – Rouveyre, correspondance, Paris, 2001, « Introduction ». 6Claudine Grammont (éd.), Matisse-Marquet. Correspondance 1898-1947, Lausanne, 2008, p. 72-73, et repr. « document 6 ». 7Voir note 2. Pour d’autres exemples de ou autour de 1920, voir Klein 2001, op. cit. (note 2), p. 203 et fig. 153, 154, 155. 8Lettre du 27 décembre 1919 ; Duverger, Klein et Soulier-François 2005, op. cit. (note 3), p. 56-57, repr. 9Pour Kahn, voir Richard Shyrock (éd.), Lettres à Gustave et Rachel Kahn, Saint-Genouph, 1996, « Préface » ; Sophie Basch (éd.), Gustave Kahn (1859-1936), Paris, 2009 ; Françoise Lucbert et Richard Shryrock, Gustave Kahn, Un écrivain engagé, Rennes, 2013. L’exposition Gustave Kahn, écrivain symboliste et critique d’art, au musée d’art et d’histoire du Judaïsme, Paris, 2006-2007, n’avait pas de catalogue. 10Gustave Kahn, « Art », Mercure de France, vol. CXIV, n° 426, 16 mars 1916, p. 321-322. Pour quelques autres propos de Kahn au sujet de Matisse, voir Dominique Fourcade et Éric de Chassey, « Anthologie », dans Fourcade et Monod-Fontaine 1993, op. cit. (note 1), p. 430-435, 488, 497, 507.
Victime d’une vilaine grippe, Henri Matisse n’eut besoin que de quelques lignes pour saisir son visage après un bain de vapeur. Selon ses propres termes, la serviette qui lui entourait la tête lui donnait un air « un peu marocain », et il eut l’idée de le capturer dans une esquisse. Les souvenirs de ses deux voyages au Maroc en 1912 et 1913 n’y étaient sans doute pas étrangers : Matisse travaillait alors à son tableau Les Marocains (New York, MoMA1). Content du résultat, il fit une autre version de son dessin, sans doute destinée à une lettre future, car il existe une esquisse à la plume presque identique sur une feuille double de mêmes dimensions2. Cette façon de résumer son apparence, de façon presque schématique, amusa Matisse à toutes les époques de sa vie. Notre lettre et son double semblent être parmi les premiers exemples. Un autoportrait similaire, mais beaucoup plus grand, fut offert en 1919 à son ami Georges Besson (1882–1971), pour le remercier de la pipe qu’il avait reçue de celui-ci3. Celui qui orne la couverture de Henri Matisse (Paris, 1920) de Marcel Sembat (1862–1922), un autre ami, reproduit sans doute un tel dessin4, et l’on en rencontre aussi dans sa correspondance. Ses lettres contiennent fréquemment de rapides croquis à la plume, notamment celles adressées aux amis, pour la plupart d’anciens condisciples de l’atelier de Gustave Moreau (1826–1898), avec lesquels il entretenait des échanges réguliers5. Ces croquis sont souvent humoristiques et c’est dans ce contexte que son propre visage à lunettes fait des apparitions. Pour Albert Marquet (1875–1947), il se dessina en novembre 1910 près d’un radiateur, son journal en mains, afin d’évoquer son premier après-midi pluvieux à Madrid6. Une dizaine d’années plus tard, un autoportrait sommaire ornait une carte postale jamais envoyée au chocolatier Georges Menier7, et à la fin d’une lettre à Besson de 1919, un croquis similaire remplaçait la signature8. Le dessin de notre lettre semble surtout destiné à souligner que Matisse ne peut pas venir livrer un dessin pour Rachel Kahn, comme il l’écrit. Nous ne savons presque rien des relations entre l’artiste et le couple Kahn. Poète symboliste et initiateur du vers libre, romancier, dramaturge, critique et intellectuel engagé, Gustave Kahn (1859–1936) avait défendu les néo-impressionnistes aux côtés de Félix Fénéon (1861–1944) dans les années 1880, mais il suivait toujours avec beaucoup d’intérêt les évolutions récentes dans les arts plastiques9. Depuis 1911, il était responsable de la rubrique « Art » du Mercure de France, où il fit l’éloge, en mars 1916, d’un tableau récent de Matisse et de ses « puissants dessins »10. Hans Buijs 1Inv. 386.1955 ; Dominique Fourcade et Isabelle Monod-Fontaine, assistés de Marthe Ridart (dir.), Henri Matisse 1904-1917, cat. exp. Paris (Centre Georges Pompidou), 1993, n° 135, repr. 2John Klein et al., Henri Matisse. Autoportraits, cat. exp. Le Cateau-Cambrésis (Musée Matisse), 1988, n° 20, repr. ; John Klein, Matisse Portraits, New Haven et Londres, 2001, p. 197, fig. 145. L’existence de deux cartes postales illustrées d’autoportraits datant de 1920 environ, l’une adressée au chocolatier Georges Menier mais jamais envoyée, l’autre vierge, pourrait confirmer cette pratique ; localisation actuelle inconnue, voir ibid., p. 199, fig. 148-149. 3Plume et encre noire, 370 × 260 mm, Paris, Centre Georges Pompidou, inv. AM 2921 D (36), dépôt au musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon ; Klein 2001, op. cit. (note 2), p. 201-202, fig. 150. Dans une lettre à Sembat du 31 octobre 1945, Matisse en donna une nouvelle version : Chantal Duverger, Karine Klein et Françoise Soulier-François, Donation Jacqueline Besson : lettres de Signac, Bonnard, Matisse... à George Besson, cat. exp. Besançon (musée des Beaux-Arts et d’Archéologie), 2005, p. 62-63, repr. 4Klein 2001, op. cit. (note 2), p. 202, fig. 151. 5Pour un aperçu des correspondances les plus importantes de Matisse, voir Hanne Finsen (éd.), Matisse – Rouveyre, correspondance, Paris, 2001, « Introduction ». 6Claudine Grammont (éd.), Matisse-Marquet. Correspondance 1898-1947, Lausanne, 2008, p. 72-73, et repr. « document 6 ». 7Voir note 2. Pour d’autres exemples de ou autour de 1920, voir Klein 2001, op. cit. (note 2), p. 203 et fig. 153, 154, 155. 8Lettre du 27 décembre 1919 ; Duverger, Klein et Soulier-François 2005, op. cit. (note 3), p. 56-57, repr. 9Pour Kahn, voir Richard Shyrock (éd.), Lettres à Gustave et Rachel Kahn, Saint-Genouph, 1996, « Préface » ; Sophie Basch (éd.), Gustave Kahn (1859-1936), Paris, 2009 ; Françoise Lucbert et Richard Shryrock, Gustave Kahn, Un écrivain engagé, Rennes, 2013. L’exposition Gustave Kahn, écrivain symboliste et critique d’art, au musée d’art et d’histoire du Judaïsme, Paris, 2006-2007, n’avait pas de catalogue. 10Gustave Kahn, « Art », Mercure de France, vol. CXIV, n° 426, 16 mars 1916, p. 321-322. Pour quelques autres propos de Kahn au sujet de Matisse, voir Dominique Fourcade et Éric de Chassey, « Anthologie », dans Fourcade et Monod-Fontaine 1993, op. cit. (note 1), p. 430-435, 488, 497, 507.