54. Allemagne, XVIe siècle

Enfant regardant par la fenêtre, vers 1580-1595

Cette gravure est extrêmement rare, seuls trois autres exemplaires en sont connus1. Aux XVIe et XVIIe siècles, une part significative des estampes était destinée à être accrochée au mur, encadrée ou simplement marouflée sur un support en bois ou en textile2. Soumises à la lumière et à l’humidité, ces œuvres avaient une durée de vie très courte, ce qui explique pourquoi si peu de tirages ont survécu. Dans les intérieurs modestes, elles constituaient ainsi une alternative bon marché aux tableaux. Cette estampe en trompe-l’œil, de la main d’un graveur dont le nom reste à découvrir, aurait-elle pu être réalisée dans ce but3 ? L’enfant – une fillette, semble-t-il – sort la tête de l’encadrement d’une fenêtre et paraît sur le point de lever les yeux en direction du spectateur.

Les compositions en trompe-l’œil mettant en scène des personnages regardant par la fenêtre se trouvent surtout dans la peinture néerlandaise du XVIIe siècle. Des peintres de renom tels que Gerrit van Honthorst (1592–1656), Jan Steen (1626–1679), Bartholomeus van der Helst (1613–1670) et Rembrandt (1606–1669) se sont prêtés à l’exercice4.

Notre gravure est comparable à la Tête de vieil homme barbu regardant vers le bas de Samuel van Hoogstraten (1627–1678) datée de 16535. Elle doit toutefois avoir été réalisée un demi-siècle plus tôt car le filigrane du papier se retrouve dans un ouvrage publié à Cologne en 15936. L’auteur de l’estampe pourrait être un artiste né en Allemagne, à moins qu’il ne s’agisse d’un graveur néerlandais installé à Cologne, alors réputée pour sa tolérance religieuse. Selon le catalogue établi par Helmut H. Rumbler, notre feuille peut être rapprochée d’une estampe gravée d’après un projet de Hendrick Goltzius (1558–1617) par Matthias Quad von Kinkelbach (1557–1613), un artiste qui travaillait dans cette ville depuis 15877. Les deux œuvres présentent en effet un certain nombre d’analogies frappantes, notamment un rendu quelque peu disproportionné de la tête et des mains aux ongles plats8.

On note par ailleurs une ressemblance entre le visage rond encadré de longs cheveux bouclés de la fillette et celui de la figure dessinée de Jacques de Gheyn II (1556–1629) sur une feuille conservée à Amsterdam9. Les deux compositions attirent l’attention du spectateur sur le caractère fugace de la vie. Comme dans le dessin de De Gheyn, l’enfant de notre estampe serre dans sa main une rose, symbole de vanité. Les perles autour de son cou et de ses poignets renvoient quant à elles à la coquetterie et à la vacuité des activités humaines. L’un des carreaux ronds de la fenêtre, brisé, rappelle encore la fragilité de l’existence.

Marleen Ram

1Ger Luijten avait connaissance de deux épreuves, l’une conservée à Baden-Württemberg, dans la collection Waldburg-Wolfegg, l’autre à Bruxelles, à la Bibliothèque Royale de Belgique, inv. 48426. Marjolein Leesberg m’a informée de l’existence d’une troisième épreuve à Vienne, Albertina Museum, inv. H/I/30/86.

2Jan van der Waals, Prenten in de Gouden Eeuw. Van kunst tot kastpapier, cat. exp. Rotterdam (Museum Boijmans Van Beuningen), 2006, p. 22-49.

3Si la composition semble l’indiquer, l’exceptionnel état de conservation du papier nous fait supposer que la feuille n’a jamais été accrochée à un mur. Néanmoins, les épreuves de cette estampe étant rares, on peut supposer que ce type de gravures étaient bien accrochées mais qu’elles n’ont pas résisté longtemps à l’humidité des maisons de l’époque.

4Sybille Ebert-Schifferer, Deceptions and Illusions. Five Centuries of Trompe L’Œil Painting, cat. exp. Washington (National Gallery of Art), 2002-2003, p. 64.

5Vienne, Kunsthistorisches Museum, inv. 378 (huile sur toile, 111 × 86,5 cm)  ; ibid., p. 85, fig. 8.

6Theatrum Terrae Sanctae et Biblicarum Historiarum rédigé par le prêtre et théologien de Delft, Christian Kruik van Adrichem (1533–1585)  ; Edward Heawood, Watermarks. Mainly of the 17th and 18th Centuries, Hilversum, 1950, n° 1448.

7Kunsthandlung Helmut H. Rumbler, Fenster in die Welt der Graphik, cat. 47, Francfort-sur-le-Main, 2013, p. 12, n° 6.

8Marjolein Leesberg, Hendrick Goltzius (The New Hollstein Dutch and Flemish Etchings, Engravings and Woodcuts, 1450-1700), Ouderkerk aan den IJssel, 2012, vol. IV, p. 151-153, n° 725, repr. Voir l’exemplaire à Londres, British Museum, inv.1874,1010.237

9Vanité, plume et encre brune, 169 × 129 mm, Amsterdam, Rijksmuseum, inv. RP-P-1884-A-8192  ; I. Q. van Regteren Altena, Jacques de Gheyn : Three Generations, La Haye, 1983, vol. II, n° 205.