56. Artiste français ou italien

La «  Nymphe de Fontainebleau  » assise dans un paysage avec un chien de chasse, un cerf, une chèvre et deux bovins, vers 1543-1547

On sait très peu de choses de cette estampe, qui n’est connue qu’en deux autres épreuves1. Adam von Bartsch décrit l’impression conservée à Vienne comme d’après un projet « que quelques-uns attribuent à Titien ». Cette idée n’a pas tenu2. Une attribution à l’école italienne est également ouverte à caution, puisque The Art Institute de Chicago, qui conserve le second des deux autres exemplaires, suggère une origine néerlandaise3. Le sujet lui-même n’est pas clair : s’agit-il d’une nymphe (à cause du vase) ou de la déesse Diane (en raison du cerf) ?

On peut répondre aujourd’hui à cette dernière question : ce n’est pas Diane. Ses attributs (arc, flèches et croissant de lune) sont absents de la représentation et le vase qui coule est celui d’une nymphe, motif recherché dans l’art de la Renaissance. Cette typologie du corps à demi couché, les jambes croisées, est présente à plusieurs reprises au château de Fontainebleau, où le motif fut introduit par Rosso Fiorentino (1494–1540)4. Pour la même destination, François Ier (r. 1515–1547) commanda une représentation en bronze à Benvenuto Cellini (1500–1571)5. Celui-ci ajouta à l’iconographie un cerf mâle. La combinaison du cerf et du vase étant unique, notre graveur dut avoir vent du projet de Cellini, mais sans bien le connaître, car il y a aussi une différence importante : le gibier a été remplacé par une chèvre et deux bœufs – une iconographie qui ne convient ni pour la nymphe, ni pour la chasse. L’artiste s’est donc vraisemblablement inspiré d’un projet dérivé6.

Sur la base de cette analogie iconographique, on peut se demander si cette gravure a quelque chose à voir avec l’École de Fontainebleau. Dans les ouvrages consacrés aux artistes appartenant à ce milieu, l’estampe n’est pas mentionnée ; dans ceux qui traitent de la gravure en clair-obscur, la possibilité n’est pas évoquée, notamment parce que cette technique n’est pas associée à l’art français7. Récemment pourtant, des analyses de papier ont permis d’établir que des estampes en clair-obscur ont également été imprimées à Fontainebleau, notamment par le « Maître ND », probablement originaire de Bologne8. Elles présentent une palette de couleurs similaire, ainsi que les contours durs qui caractérisent notre estampe9. La poitrine de la nymphe aurait pu être rendue de manière bien plus convaincante, et les petits pieds trahissent également un graveur incertain. Mais on retrouve ce genre de maladresses chez d’autres artistes de l’École de Fontainebleau. Faisant montre d’une certaine prudence, nous pouvons donc situer l’estampe dans ce milieu, la relier au projet mal compris de Cellini et la dater des années 1543-1547, années d’activité de l’atelier d’estampes à Fontainebleau10.

Arjan de Koomen

1Chicago, The Art Institute, inv. 1955.1068  ; Vienne, Albertina, inv. DG2002/326.

2Une comparaison avec l’estampe en clair-obscur de Vénus et Amor, 1566, de Niccolò Boldrini (1500–1566) d’après Titien, montre clairement que les nus de Titien ont un physique complètement différent  ; Caroline Karpinksi (éd.), Le Peintre Graveur Illustré. Illustrations to Le Peintre Graveur d’Adam Bartsch, Volumes XII-XXI, vol. I, Italian Chiaroscuro Woodcuts (Bartsch Volume XII), University Park et Londres, 1971, n° 126.29, repr.

4Sa peinture murale dans la galerie François Ier du château a été perdue, mais nous la connaissons grâce à la gravure de Pierre Milan (?–1557) et René Boyvin (1525–1598), La Nymphe de Fontainebleau avec le chien Bilaud, assise parmi les roseaux, reposant sur une cruche de 1554 (Henri Zerner, École de Fontainebleau. Gravures, s.l., 1969, n° Milan 7). Parmi les autres artistes travaillant à Fontainebleau qui représentèrent des nymphes similaires, citons Léon Davent (actif 1540–1556) d’après Francesco Primaticcio, Nymphe regardant un vol d’héron, eau-forte, 146 × 256 mm, et Concert de nymphes dans un paysage, eau-forte, 198 × 272 mm  ; voir Catherine Jenkins, Prints at the Court of Fontainebleau, c. 1542-47, Ouderkerk aan den IJssel, 2017, vol. II, nos LD 37 et LD12.

5Benvenuto Cellini, La Nymphe de Fontainebleau, bronze, 205 × 409 cm, Paris, musée du Louvre, inv. MR 1706.

6Le relief n’était pas accessible à l’époque. Lorsque Cellini fuit la France en 1545, le relief de 1542-1543 resta inachevé dans son atelier parisien de l’hôtel de Nesle. Plus tard – on ignore l’année exacte –, il fut transféré au château d’Anet sous l’autorité d’Henri II (r. 1547–1559).

7L’estampe n’apparaît pas dans les études sur l’œuvre graphique de l’École de Fontainebleau de Zerner 1969, op. cit. (note 4) ou de Jenkins 2017, ibid.. Dans les études récemment consacrées à la gravure en clair-obscur, l’estampe n’est pas non plus mentionnée : Séverine Lepape (dir.), Gravure en clair-obscur. Cranach, Raphaël, Rubens, cat. exp. Paris (musée du Louvre), 2018-2019  ; Naoko Takahatake (dir.), The Chiaroscuro Woodcut in Renaissance Italy, cat. exp. Los Angeles (Los Angeles County Museum of Art) et Washington (National Gallery of Art), 2018-2019.

8Catherine Jenkins, «  The Chiaroscuro Woodcuts of the Master ND at Fontainebleau  », Print Quarterly, vol. XXX, 2013, p. 131-143  ; Jenkins 2017, op. cit. (note 4), vol. I, p. 38-41, 44-47.

9Le «  Maître ND  » s’est vu attribuer un corpus assez hétérogène. Jenkins 2017, op. cit. (note 4), vol. III, p. 288-311, décrit neuf gravures sur bois. Seules trois d’entre elles portent son monogramme. Ce sont surtout les deux Jeux de putti (nos ND 2 et 3) qui présentent des parentés de style avec l’estampe dont il est question ici.

10Voir Jenkins 2017, op. cit. (note 4). Peter Fuhring suppose qu’il s’agit d’un papier italien (communication orale), et James Bergquist a fait remarquer que la distance entre les lignes de chaîne est trop grande pour du papier français. Cela ne confirme pas pour autant une origine italienne de la gravure, car le papier italien de meilleure qualité était également exporté vers la France. Catherine Jenkins pense qu’il s’agit probablement de l’œuvre d’une main française (communication orale).