Accueil Catalogues en ligne Un œil passionné. Douze ans d’acquisitions de Ger Luijten 64. Pieter Serwouters (d’après David Vinckboons I) Anvers 1586 – 1657 Amsterdam Mendiants festoyant, 1608 Si cette joyeuse assemblée devant une auberge évoque au premier regard une fête paysanne de Pieter Brueghel l’Ancien (1526–1569), elle se révèle être une cour des Miracles. Les protagonistes qui dansent, mangent, boivent ou se soûlent, sont tous vêtus de haillons rapiécés. Les trois miséreux assis sur l’herbe et s’épouillant près de la clôture désignent cette gargote comme un repère de mendiants1. Deux détails indiquent que l’endroit est un lieu de débauche : l’homme dominant l’assemblée depuis les combles de la chaumière a « sorti le balai », allusion à un proverbe à connotation érotique2, tandis qu’on aperçoit par la fenêtre, à droite, un couple de religieux s’embrassant dans la pénombre. La lettre de cette estampe satirique fustige le comportement de ceux qui recourent à la mendicité non par nécessité mais par choix, se faisant passer pour des infirmes afin d’obtenir la charité. Pire, ils dilapident la nuit venue, en festoyant, les aumônes qu’ils ont extorquées pendant le jour3. Plusieurs personnages semblent certes souffrir d’une infirmité réelle, mais d’autres sont sans doute de faux estropiés : l’homme dans l’ouverture de la porte brandit sa béquille avec le bras sorti d’un bandage en écharpe. Mais tous, véritables infirmes ou éclopés fictifs, prétendent certainement être des lépreux pour obtenir plus d’aumônes. En effet, l’auberge s’appelle « La Cliquette de Lazare » (D’Laserusclep)4. Le nom est clairement lisible sur l’enseigne au-dessous de la représentation d’une cliquette, petit instrument à percussion, formé de lames de bois réunies sur un manche, par lequel les lépreux devaient signaler leur présence. Ces gueux hypocrites critiqués par l’auteur constituaient une préoccupation pour les autorités civiles mais offrirent aussi un sujet pour de nombreuses estampes satiriques, ainsi que l’a bien montré Ger Luijten dans sa brillante notice consacrée à l’eau-forte de Pieter Serwouters5. Le graveur a plusieurs fois traité comme ici des thèmes moraux sur le mode de l’humour, notamment en collaboration avec David Vinckboons I (1576–1629), qui lui fournissait des projets pour ses eaux-fortes6. Le dessin préparatoire qu’il exécuta pour les Mendiants festoyant est conservé à Oxford, à l’Ashmolean Museum7. Serwouters a repassé ses contours au stylet pour transférer la composition sur son cuivre et suivi très scrupuleusement le dessin de Vinckboons. La seule adaptation notable est l’accentuation de l’aspect crépusculaire de la scène8, que l’on perçoit déjà dans ce rare premier état9, indiquant ainsi que ces mendiants se sont retrouvés pour ripailler à la tombée de la nuit, comme le laisse entendre la lettre de l’estampe. Cécile Tainturier 1La croyance populaire associait souvent les poux aux mendiants, voir Ger Luijten dans Eddy de Jongh et Ger Luijten, Mirror of Everyday Life. Genreprints in the Netherlands 1550-1700, cat. exp. Amsterdam (Rijksmuseum), 1997, n° 17, p. 112 et note 3. 2Eddy de Jongh, Kwesties van betekenis. Thema en motief in de Nederlandse schilderkunst van de zeventiende eeuw, Leyde, 1995, p. 199. 3Les vers dans la marge de l’estampe ne mentionnent pas leur auteur mais sont empruntés à un livre d’emblèmes de Dirck Volckertszoon Coornhert (1522–1590), le célèbre humaniste, poète et moraliste qui avait fourni au XVIe siècle de très nombreux textes et sujets pour la gravure. Le Recht ghebruyck ende misbruyck van tydlycke have (Leyde, [Ch. Plantijn], 1585) qui servit de source à la lettre de l’estampe avait d’abord été publié en latin sous le nom de Bernardus Furmerus, à Anvers, en 1575. On a longtemps pensé que Coornhert s’était contenté de traduire le texte en néerlandais. Voir Luijten 1997, op. cit. (note 1), p. 112 et p. 114, note 4. La date de création de l’estampe, 1608, montre le succès durable des écrits de Coornhert bien après son décès. 4« Laserus » peut renvoyer au personnage de Lazare, le miséreux couvert d’ulcères qui apparaît dans la parabole du mauvais riche de saint Luc (Luc. 16), souvent associé aux lépreux. Il peut aussi s’agir du nom commun « lazarus » ou « laserus » (lui-même dérivé du nom propre), synonyme de lépreux en ancien néerlandais ; voir Marlies Philippa et al. (dir.), Etymologisch Woordenboek van het Nederlands, Amsterdam, 2003-2009, vol. III, p. 190. 5Luijten 1997, op. cit. (note 1), p. 112-113. 6Avec Claes Jansz. Visscher, Serwouters était l’un des trois graveurs avec lesquels Vinckboons a le plus travaillé ; Friso Lammertse, « David Vinckboons (1576–1632), schilder en tekenaar in Amsterdam », dans Jacobine E. Huisken et Friso Lammertse (dir.), Het kunstbedrijf van de familie Vingboons : schilders, architecten en kaartmakers in de gouden eeuw, Maarssen et Amsterdam, 1989, p. 26. 7Plume et encre brune, lavis gris, 260 × 345 mm, inv. WA1863.218. 8Voir Ger Luijten, « Le dessin et ses fonctions dans la Hollande du XVIIe siècle », dans Ger Luijten, Peter Schatborn, Arthur K. Wheelock et al., Du dessin au tableau au siècle de Rembrandt, cat. exp. Washington, (National Gallery of Art), Paris (Fondation Custodia), 2016-2017, p. 45. 9L’estampe ne porte pas encore d’adresse et a sans doute d’abord été éditée par Serwouters avant qu’il ne cède son cuivre à l’éditeur Cornelis Jansen, dont l’excudit apparaît sur le troisième état. Voir Luijten 1997, op. cit. (note 1), p. 113 (l’actuel troisième état était alors encore le deuxième). 10Le Hollstein ne mentionne que deux états de l’estampe mais Ger Luijten en avait identifié deux supplémentaires : Luijten 1997, op. cit. (note 1), n° 17, p. 113-114 et notes 16 et 18 ; depuis, deux autres états ont encore été découverts dont un deuxième état sans adresse mais avec le texte « Smetsende bedelaars » sur l’enseigne de l’auberge. Ce dernier a été identifié en 2018 par la maison de vente de Bruges Van de Wiele Auctions.
Si cette joyeuse assemblée devant une auberge évoque au premier regard une fête paysanne de Pieter Brueghel l’Ancien (1526–1569), elle se révèle être une cour des Miracles. Les protagonistes qui dansent, mangent, boivent ou se soûlent, sont tous vêtus de haillons rapiécés. Les trois miséreux assis sur l’herbe et s’épouillant près de la clôture désignent cette gargote comme un repère de mendiants1. Deux détails indiquent que l’endroit est un lieu de débauche : l’homme dominant l’assemblée depuis les combles de la chaumière a « sorti le balai », allusion à un proverbe à connotation érotique2, tandis qu’on aperçoit par la fenêtre, à droite, un couple de religieux s’embrassant dans la pénombre. La lettre de cette estampe satirique fustige le comportement de ceux qui recourent à la mendicité non par nécessité mais par choix, se faisant passer pour des infirmes afin d’obtenir la charité. Pire, ils dilapident la nuit venue, en festoyant, les aumônes qu’ils ont extorquées pendant le jour3. Plusieurs personnages semblent certes souffrir d’une infirmité réelle, mais d’autres sont sans doute de faux estropiés : l’homme dans l’ouverture de la porte brandit sa béquille avec le bras sorti d’un bandage en écharpe. Mais tous, véritables infirmes ou éclopés fictifs, prétendent certainement être des lépreux pour obtenir plus d’aumônes. En effet, l’auberge s’appelle « La Cliquette de Lazare » (D’Laserusclep)4. Le nom est clairement lisible sur l’enseigne au-dessous de la représentation d’une cliquette, petit instrument à percussion, formé de lames de bois réunies sur un manche, par lequel les lépreux devaient signaler leur présence. Ces gueux hypocrites critiqués par l’auteur constituaient une préoccupation pour les autorités civiles mais offrirent aussi un sujet pour de nombreuses estampes satiriques, ainsi que l’a bien montré Ger Luijten dans sa brillante notice consacrée à l’eau-forte de Pieter Serwouters5. Le graveur a plusieurs fois traité comme ici des thèmes moraux sur le mode de l’humour, notamment en collaboration avec David Vinckboons I (1576–1629), qui lui fournissait des projets pour ses eaux-fortes6. Le dessin préparatoire qu’il exécuta pour les Mendiants festoyant est conservé à Oxford, à l’Ashmolean Museum7. Serwouters a repassé ses contours au stylet pour transférer la composition sur son cuivre et suivi très scrupuleusement le dessin de Vinckboons. La seule adaptation notable est l’accentuation de l’aspect crépusculaire de la scène8, que l’on perçoit déjà dans ce rare premier état9, indiquant ainsi que ces mendiants se sont retrouvés pour ripailler à la tombée de la nuit, comme le laisse entendre la lettre de l’estampe. Cécile Tainturier 1La croyance populaire associait souvent les poux aux mendiants, voir Ger Luijten dans Eddy de Jongh et Ger Luijten, Mirror of Everyday Life. Genreprints in the Netherlands 1550-1700, cat. exp. Amsterdam (Rijksmuseum), 1997, n° 17, p. 112 et note 3. 2Eddy de Jongh, Kwesties van betekenis. Thema en motief in de Nederlandse schilderkunst van de zeventiende eeuw, Leyde, 1995, p. 199. 3Les vers dans la marge de l’estampe ne mentionnent pas leur auteur mais sont empruntés à un livre d’emblèmes de Dirck Volckertszoon Coornhert (1522–1590), le célèbre humaniste, poète et moraliste qui avait fourni au XVIe siècle de très nombreux textes et sujets pour la gravure. Le Recht ghebruyck ende misbruyck van tydlycke have (Leyde, [Ch. Plantijn], 1585) qui servit de source à la lettre de l’estampe avait d’abord été publié en latin sous le nom de Bernardus Furmerus, à Anvers, en 1575. On a longtemps pensé que Coornhert s’était contenté de traduire le texte en néerlandais. Voir Luijten 1997, op. cit. (note 1), p. 112 et p. 114, note 4. La date de création de l’estampe, 1608, montre le succès durable des écrits de Coornhert bien après son décès. 4« Laserus » peut renvoyer au personnage de Lazare, le miséreux couvert d’ulcères qui apparaît dans la parabole du mauvais riche de saint Luc (Luc. 16), souvent associé aux lépreux. Il peut aussi s’agir du nom commun « lazarus » ou « laserus » (lui-même dérivé du nom propre), synonyme de lépreux en ancien néerlandais ; voir Marlies Philippa et al. (dir.), Etymologisch Woordenboek van het Nederlands, Amsterdam, 2003-2009, vol. III, p. 190. 5Luijten 1997, op. cit. (note 1), p. 112-113. 6Avec Claes Jansz. Visscher, Serwouters était l’un des trois graveurs avec lesquels Vinckboons a le plus travaillé ; Friso Lammertse, « David Vinckboons (1576–1632), schilder en tekenaar in Amsterdam », dans Jacobine E. Huisken et Friso Lammertse (dir.), Het kunstbedrijf van de familie Vingboons : schilders, architecten en kaartmakers in de gouden eeuw, Maarssen et Amsterdam, 1989, p. 26. 7Plume et encre brune, lavis gris, 260 × 345 mm, inv. WA1863.218. 8Voir Ger Luijten, « Le dessin et ses fonctions dans la Hollande du XVIIe siècle », dans Ger Luijten, Peter Schatborn, Arthur K. Wheelock et al., Du dessin au tableau au siècle de Rembrandt, cat. exp. Washington, (National Gallery of Art), Paris (Fondation Custodia), 2016-2017, p. 45. 9L’estampe ne porte pas encore d’adresse et a sans doute d’abord été éditée par Serwouters avant qu’il ne cède son cuivre à l’éditeur Cornelis Jansen, dont l’excudit apparaît sur le troisième état. Voir Luijten 1997, op. cit. (note 1), p. 113 (l’actuel troisième état était alors encore le deuxième). 10Le Hollstein ne mentionne que deux états de l’estampe mais Ger Luijten en avait identifié deux supplémentaires : Luijten 1997, op. cit. (note 1), n° 17, p. 113-114 et notes 16 et 18 ; depuis, deux autres états ont encore été découverts dont un deuxième état sans adresse mais avec le texte « Smetsende bedelaars » sur l’enseigne de l’auberge. Ce dernier a été identifié en 2018 par la maison de vente de Bruges Van de Wiele Auctions.