68. Johan Tobias Sergel

Stockholm 1740 – 1814 Stockholm

Achille et ses compagnons portant le corps de Patrocle au bûcher funéraire, 1766

L’iconographie qu’illustre ici Sergel provient des Tableaux tirés [...] d’Homère et de [...] Virgile, publiés par le comte de Caylus (1692-1765) en 1757. Dans cet ouvrage, l’auteur prodigue à l’attention des artistes un répertoire de sujets tirés de l’histoire antique, ainsi que des directives précises en matière de composition et d’expression. Dans le tableau VIII, il décrit le chagrin d’Achille – qui doit être « le plus grand objet de l’artiste » – lorsque le héros découvre le corps de Patrocle porté par ses compagnons d’armes. Il détaille ensuite la préparation de la dépouille et du bûcher dans le tableau suivant1.

Sergel suit donc fidèlement les prescriptions de Caylus lorsqu’il entame la composition de ce sujet, mais se montre néanmoins interprète inspiré en combinant les deux tableaux dans une même scène. La pose outrée d’Achille, le visage à demi couvert par sa longue cape, déposant des mèches de ses cheveux sur le corps, confère à cette représentation le caractère d’une tragédie antique. L’attitude prostrée du personnage vu de dos, dont le visage se dérobe au regard, exprime quant à elle la douleur intériorisée. Le corps de Patrocle, enfin, qui forme un arc de cercle, assure la cohérence narrative du groupe en concentrant sur lui les gestes des trois figures. Dans sa composition, l’eau-forte de Sergel est empreinte de la tradition des mises aux tombeaux baroques, que l’artiste adapte ici à une iconographie profane2. Le choix du sujet révèle toutefois les aspirations esthétiques de Sergel, entré en contact avec le comte de Caylus et Edme Bouchardon (1698-1762), deux tenants du néo-classicisme, lors de son voyage à Paris3.

L’intensité dramatique qui caractérise la scène est portée par un traitement graphique tout à fait personnel. L’artiste recourt ici à tracé linéaire et fluide des contours et sculpte les ombres au moyen de longues hachures courbes, très rapprochées ; parallèles, entrecroisées ou en zig-zag. La densité du trait dans certaines parties – notamment le manteau de la figure agenouillée – contraste avec les larges réserves de papier qui définissent le corps de Patrocle, son linceul et la peau de lion. À l’arrière-plan, le groupe de figures préparant le bûcher sur la gauche, et les cavaliers4 sur la droite, apparaissent comme des ombres fantomatiques au milieu du tourbillon de lignes qui forme la fumée. Sergel induit un fort contraste entre un premier plan très sombre et un fond presque gris, obtenu en variant le temps de morsure de la plaque. L’œuvre, réalisée par l’artiste alors âgé de 26 ans, témoigne d’une liberté formelle et d’un expressionnisme visionnaires.

Cette eau-forte est une rareté dans l’œuvre de Sergel. Sculpteur avant tout, dessinateur prolifique également, il ne s’est essayé que par deux fois à l’estampe5 pendant sa première période suédoise, soit entre son séjour parisien et son séjour romain6. Il y a tout lieu de penser que ces incursions dans le domaine de la gravure revêtaient pour l’artiste un caractère expérimental et qu’il n’envisageait pas leur diffusion, comme le suggère leur redécouverte tardive.

L’acquisition de cette œuvre confirme l’intérêt de la Fondation Custodia pour les artistes scandinaves, jamais démenti depuis le directorat de Carlos van Hasselt. Sergel rejoint donc au sein de ses collections des figures nordiques majeures, telles que Christoffer Wilhelm Eckersberg (1783-1853) et Bertel Thorvaldsen (1770-1844). MNG

1Notamment « les vases, les parfums et les baumes ... dans un des coins de la composition », et « le corps qui seroit couvert d’un voile d’une éclatante blancheur » ; Anne Claude Philippe de Pestels de Lévis de Tubières-Grimoard, comte de Caylus, Tableaux tirés de l’Iliade, de l’Odyssée d’Homère et de l’Énéide de Virgile, avec des observations sur le costume, Paris, 1757, livre 18, VIIIe et IXe tableaux tirés de l’Iliade, p. 93-94. Sergel illustre un autre tableau de ce même ouvrage dans un dessin, Patrocle livre Briséis aux hérauts d’Agamemnon, Stockholm, Nationalmuseum, inv. NMH A 31/1970 (sanguine ; 323 × 405 mm) ; Per Bjurström, Sergel - Dessins, Paris, 1975, p. 14-15, repr.

2Le thème du deuil et l’iconographie funéraire traversent d’ailleurs son œuvre dessiné, réminiscences du tempérament mélancolique de l’artiste, notamment dans son étude préparatoire au monument funéraire de Gustav III, Stockholm, Nationalmuseum, inv. NMH 725/1875 (plume et encre brune, pierre noire, lavis brun ; 350 × 195 mm) ; et dans un croquis représentant un enterrement, titré Bestämda målet är en grav La destination finale est la tombe »), Stockholm, Nationalmuseum, inv. NMH 38/1944 (plume et encre brun-noire, lavis brun ; 172 × 202 mm) ; Per Bjurström, Johan Tobias Sergel 1740-1814, cat. exp., Copenhague, Thorvaldsens Museum, 1976, respectivement nos 86 et 106 ; http://collection.nationalmuseum.se/eMP/eMuseumPlus?service=ExternalInterface&lang=sv.

3Per Bjurström, Sergel tecknar, cat. exp., Stockholm, Nationalmuseum, 1976, n.p. Le thème de l’histoire d’Achille fut également traité par Sergel en sculpture, en 1775, avec Achille sur le rivage, Stockholm, Nationalmuseum, inv. NM Sk. 494 (terre cuite ; 32 × 53,5 × 27,5 cm) ; Magnus Olausson dans James David Draper et Guilhem Scherf (éd.), Playing with Fire. European Terracotta Models, 1740-1840, cat. exp., Paris, Musée du Louvre, New York, The Metropolitan Museum of Art, et Stockholm, Nationalmuseum, 2003-2004, p. 209-210, cat. n° 96.

4Il s’agit, selon le texte, des douze Troyens qui vont être immolés avec Patrocle ; De Caylus 1757, op. cit. (note 1), livre 23, tableau V, p. 121.

5Il réalise en effet en 1766 – soit l’année de l’exécution de notre estampe – une seconde eau-forte intitulée Joseph vendu par ses frères, Stockholm, Nationalmuseum, inv. NM s.n. (eau-forte ; 198 × 276 mm) ; Per Bjurström 1976, op. cit., (note 2), p. 105, n° 3.

6Respectivement en 1758 et 1767-1778.