77. Joseph-Marie Vien

Montpellier 1716 – 1809 Paris

Bacha de Caramanie ; Le Moufti ; Sultane Grecque, 1748

Dans ses Mémoires, Vien consacre un long passage à la description de sa vie à l’Académie de France à Rome – il y séjourne dès 1743 – et des divertissements auxquels se livrent les pensionnaires, grands amateurs de fêtes costumées. À l’occasion du Carnaval de 1748, notamment, « Nous résolûmes de donner une fête publique à l’Ambassadeur de France […]. Imaginons, leur dis-je, la fête d’une nation totalement étrangère au pays que nous habitons, et je proposai la Caravane du grand Seigneur à la Mecque. Cette marche, ajoutai-je, est susceptible des plus grands effets ; la gravité des personnages, le luxe des habits, la magnificence des présens, […] le char éclatant d’or et d’azur sur lequel doivent être placées les Sultanes, leur parure asiatique […]1. » Aux dires de l’artiste, étayés par la correspondance du Directeur2, la mascarade produisit sur les Romains une très grande impression.

La suite gravée que Vien dédie quelques mois plus tard à Jean-François de Troy (1679-1752), directeur de l’Académie de France à Rome, fixe pour la postérité cet événement éphémère qu’il a contribué à mettre en scène. Composée de vingt-neuf planches et d’un frontispice3, la série présente les portraits des camarades de Vien, posant dans leurs exubérants costumes orientaux. Cette initiative trouve un précédent célèbre dans la Mascarade chinoise de Jean-Baptiste-Marie Pierre (1714-1789), en 17354. Les deux artistes adoptent un traitement linéaire de l’eau-forte, mais contrairement à Pierre qui ne produisit qu’une planche unique, Vien se montre plus ambitieux en concevant une série entière. La très grande maîtrise de la ligne, souple et résolue, autant que la subtilité des demi-teintes, obtenues par des tailles et contre-tailles, donnent à ses figures une autorité certaine – toujours teintée d’humour. Il s’en trouve parmi elles de particulièrement savoureuses, à l’instar de ce personnage de sultane grecque, campé par le peintre Louis-Simon Tiersonnier (1713/18-1773)5, qui se trouve de ce fait doublement travesti. Les femmes n’étant pas, en ce temps-là, admises à concourir au Prix de Rome6, c’est donc à des pensionnaires masculins qu’il revint de revêtir la « parure asiatique » des sultanes lors de la fête. Entre autres figures spectaculaires, le Bacha de Caramanie se distingue par sa pose théâtrale et sa terribilità ; tandis que le Moufti, plongé dans la pénombre, drapé dans sa longue robe ornée de croissants de lune, un lourd volume dans les mains, incarne la dimension ésotérique et fantasmée que confère à l’Orient le XVIIIe siècle européen.

Minutieusement préparée par des dessins très aboutis7, la Caravane est bien plus qu’un souvenir d’une tranche de vie au Palais Mancini ; c’est aussi l’une des réalisations les plus originales de l’artiste, entreprise à la toute fin de son séjour romain. Preuve de son succès, la série sera rééditée par deux fois : en 1768 par Étienne Fessard (1714-1777), puis à une date incertaine par François Basan (1723-1797). MNG

1Transcription dans Thomas W. Gaethgens et Jacques Lugand, Joseph-Marie Vien, Peintre du Roi (1716-1809), Paris, 1988, p. 287 et suiv., en particulier p. 296.

2Ibid., p. 64.

3Portalis et Béraldi recensent toutefois trente-deux planches dans l’état le plus complet de la série, l’une d’elles étant très rare ; Roger Portalis et Henri Béraldi, Les Graveurs du XVIIIe siècle, 3 vol., Paris, 1880-1882, vol. III, p. 618-619.

4Victor I. Carlson et John Ittman, Regency to Empire. French Printmaking 1715-1814, cat. exp., Baltimore, Baltimore Museum of Art, et Minneapolis, Minneapolis Institute of Arts, 1984-1985, p. 106, cat. n° 21.

5Son identité est révélée par une annotation sur une des études en lien avec la mascarade, qui appartient à une série probablement réalisée par un camarade de Vien ; François Boucher, « Les dessins de Vien pour la Mascarade de 1748, à Rome », Bulletin de la Société d’Histoire de l’Art Français, 1962, p. 72, note 1.

6Elles ne le seront que bien plus tard, en 1903.

7Selon ibid., plusieurs séries de dessins sont en lien avec le projet. Deux suites figuraient notamment à la vente après décès de Vien, qui s’est tenue à son domicile parisien le 17 mai 1809 (nos 143 et 144) et vingt-trois dessins autographes se trouvent aujourd’hui conservés à Paris, Musée du Petit-Palais, notamment inv. DDUT1074, DDUT1077 et DDUT1089 (pierre noire et craie blanche, sur papier bleu ; respectivement 425 × 320 mm, 465 × 320 mm et 325 × 455 mm) pour les dessins préparatoires à nos gravures ; http://parismuseescollections.paris.fr/fr/recherche/oeuvre/image. Pour la série complète voir Gaethgens et Lugand 1988, op. cit. (note 1), nos 18-50.