89. Cornelis Saftleven

Gorinchem 1607 – 1681 Rotterdam

Allégorie de la folie humaine, 1629

Cornelis Saftleven a souvent moqué les défauts humains par le truchement d’animaux, comme le fit aussi Jean de La Fontaine (1621–1695) dans ses fables1. Dans cette surprenante composition que l’artiste peignit à l’orée de sa carrière – il avait alors 21 ans et venait d’entrer dans la guilde des peintres de Rotterdam – c’est la sottise des hommes qu’il ridiculise. Mêlant des animaux dressés sur leurs pattes arrière et des créatures thérianthropes (mi-humaines, mi-animales), le groupe assemblé à la gauche du tableau est surplombé par un étendard, où l’on peut lire – au-dessus de la signature de Saftleven et de la date « 1629 » – la phrase « Chacun joue avec sa marotte ». Au XVIIe siècle, le mot « marotte » signifiait déjà, au sens figuré, une idée fixe ou une manie, comme de nos jours. Mais au sens propre, une marotte désigne le sceptre à tête coiffée d’un capuchon à grelots – symbole de la folie – qui servait d’attribut aux bouffons de cour et aux figures de fous dans le répertoire iconographique2. On ne compte en effet pas moins de sept marottes dans le tableau. La plus visible est tenue par la figure assise au premier plan à gauche : ce soldat, à tête de rapace et portant un casque caractéristique des troupes espagnoles, se détache en contre-jour et forme ce que l’on appelle un repoussoir, un dispositif très apprécié des peintres, donnant de la profondeur à leurs compositions.

L’assemblée d’animaux et de créatures hybrides évoque sans doute les sept péchés capitaux3 : le chien emplumé, l’Orgueil, le crapaud – dans l’ombre au premier plan – l’Avarice, le cochon juché sur un tonneau pour déclamer le texte du « Varkenskrant » (Journal des porcs), la Gloutonnerie. C’est dans le groupe de créatures thérianthropes amoncelées au fond de la composition que l’on doit chercher la Luxure, la Colère et leur inséparable compagne l’Envie4. Ces êtres monstrueux sont tirés d’un répertoire inspiré par Jerôme Bosch (vers 1450–1516) et Pieter Bruegel (1526–1569), que Saftleven s’est plu à mettre en scène dans ses Tentations de saint Antoine ou autres visions infernales qui firent sa célébrité au XVIIe siècle5.

Face à l’assemblée animale, une chouette a fait son nid sous une branche morte à laquelle sont attachés un glas et un crâne – sombre préfiguration de la destination où la folie des hommes les mènera. La chouette couvant ses œufs n’est pas ici l’animal d’Athéna, symbole de sagesse, mais le volatile souvent associé avec les sots et les fous au XVIe siècle. Sa présence nous indique que rien, pas même la Mort, ne saurait empêcher la Folie de se reproduire6.

Cécile Tainturier

1Le peintre a notamment mis en scène des animaux dans des représentations de proverbes et des satires politiques  ; voir Wolfgang Schulz, Cornelis Saftleven 1607-1681 : Leben und Werke, Berlin et New York, 1978, p. 8-10, p. 36 et n°s 501, 503, 504, 506, 518, 522, 527, 530-533. Pour l’humour propre aux dierensatires  satires avec des animaux  ») de l’artiste, voir Anna Tummers, Elmer Kolfin et Jasper Hillegers (dir.), De kunst van het lachen. Humor in de Gouden Eeuw, cat. exp. Haarlem (Frans Hals Museum), 2017-2018, n°s 38 et 41.

2Le mot sot ou zot en ancien néerlandais signifiait «  fou  » et le diminutif sotie (équivalent de zotje) désignant un «  petit fou  », évoque parfaitement l’apparence d’une marotte.

3L’hypothèse séduisante a été formulée par Jan Willem Salomonson dans la remarquable notice qu’il a consacrée au tableau : Salomonson, Diversiteit en samenhang. Catalogus van een studiekabinet, Delft, 2016, n° 2, p. 14. L’auteur affirme que «  l’on peut reconnaitre les sept péchés capitaux dans sept figures peintes avec force détails au premier plan à gauche  », mais il ne précise pas leur identification. Or les associations d’animaux avec certains péchés ont connu de nombreuses variantes au cours des siècles. Ainsi, le cochon et le bouc (ou la chèvre) que l’on voit dans la composition pourraient symboliser la Luxure. Quant à la Paresse, généralement incarnée par l’âne, elle semble absente des vices représentés par le peintre. Voir Susanne Blöcker, Studien zur Ikonographie der sieben Todsünden in der niederländischen und deutschen Malerei und Graphik von 1450-1560, Münster, 1993, p. 123-125 (Luxure), p. 95-96 (Paresse).

4Il est également possible que l’Envie soit incarnée par les deux chiens. Voir ibid., p. 77-78.

5Dans l’Iconographie, la célèbre série d’estampes initiée par Anthony van Dyck (1599–1641), le portrait de Cornelis Saftleven désigne ce dernier comme «  Peintre hollandais de fantasmagories nocturnes  » («  hollandus pictor noctium phantasmatum  »). Voir Tania de Nile, Fantasmagorie. Streghe, demoni e tentazioni nell’arte fiamminga e olandese del seicento, Rome, 2023, p. 231-234.

6Voir Salomonson 2016, op. cit. (note 3), p. 16-17.