94. Cornelis de Vos

Hulst vers 1584 – 1651 Anvers

La Famille de Darius devant Alexandre, vers 1630-1640

Quoique Cornelis de Vos soit aujourd’hui surtout connu comme peintre de portraits, le nombre considérable de scènes d’histoire de sa main qui nous est parvenu montre que ce genre constituait une part non moins importante de sa production artistique1. Dans cette esquisse à l’huile, De Vos illustra un épisode de la vie d’Alexandre le Grand. On y voit Alexandre, revêtu d’une imposante cuirasse et d’une cape rouge, dominant de sa stature une femme richement vêtue. Après avoir vaincu l’armée du roi Darius pendant la bataille d’Issus et mis en fuite son adversaire, Alexandre trouva la famille de Darius désemparée devant le mur de la ville. Sisygambis, la mère de Darius, s’agenouilla pour lui demander grâce. Selon la tradition, Alexandre traita la famille de son adversaire vaincu avec le plus grand respect, ce qui lui valut une profonde estime et fit de lui un parangon de générosité au cours des siècles suivants2.

De Vos basa les grandes lignes de sa composition sur La Rencontre de David et Abigaïl de Rubens3. Peut-être également inspiré par son illustre concitoyen, De Vos choisit le médium de l’esquisse à l’huile pour préparer son tableau, afin de donner librement et rapidement forme à la représentation4. Mais De Vos n’avait ni le brio ni l’admirable concision de Rubens, dont les disegni coloriti virtuoses étaient un modèle d’inventivité et de vivacité artistiques. La technique picturale aussi bien que la structure en frise de la composition donnent à la scène un caractère quelque peu statique et descriptif. Ces aspects, qui sont caractéristiques des pièces historiques de De Vos, portent les traces du milieu artistique pré-rubénien dans lequel l’artiste fut formé5.

L’esquisse est le projet d’un tableau conservé à Oldenbourg6. Dans la version finale, De Vos effectua encore quelques remaniements. Par exemple, Sisygambis agenouillée y tient désormais la main droite d’Alexandre entre ses deux mains, tout en le regardant, la bouche légèrement ouverte. Ce changement permet à De Vos d’accentuer l’éloquence narrative de l’interaction entre les protagonistes. En se basant sur les analogies entre les types de figures de De Vos et les peintures que celui-ci réalisa dans les années 1636-1638 pour la Torre de la Parada à Madrid, Hans Vlieghe a avancé la datation de La Famille de Darius devant Alexandre aux années 1630-16407.

Il est possible que La Continence de Scipion, tableau conservé à Nancy, ait été conçu dès l’origine comme un pendant à La Famille de Darius devant Alexandre. Non seulement les œuvres présentent une parenté par leur thème stoïcien, mais elles ont des dimensions correspondantes8.

Saskia van Altena

1Sur De Vos comme peintre d’histoire, voir Katlijne Van der Stighelen et Hans Vlieghe, Cornelis de Vos (1584/5-1651) als historie- en genreschilder, Bruxelles, 1994. À partir des années 1635, la peinture de portraits semble avoir perdu de son importance pour l’artiste au profit de la peinture d’histoire.

2Van der Stighelen et Vlieghe 1994, op. cit. (note 1), p. 55 et 59. La Famille de Darius devant Alexandre était un thème populaire à l’époque à cause de la signification moralisatrice sous-jacente de l’histoire. Il s’accordait bien avec les vues stoïciennes et humanistes contemporaines de l’élite urbaine. Sur la place de la peinture d’histoire dans le marché de l’art du XVIIe siècle, voir Hans Vlieghe, «  Maatwerk en confectie : over de functie van historieschilderkunst in de Vlaamse stad van de 17de eeuw  », dans Jan Van der Stock (dir.), Stad in Vlaanderen. Cultuur en maatschappij, 1477-1787, Bruxelles, 1991, p. 255-278.

3Peter Paul Rubens, La Rencontre de David et Abigaïl, vers 1625-1628, Detroit Institute of Arts, inv. 89.63  ; Hans Vlieghe, «  Ölskizze von Cornelis de Vos  », dans Rüdiger Klessmann et Reinhold Wex (dir.), Beiträge zur Geschichte der Ölskizze vom 16. bis zum 18. Jahrhundert, ein Symposion aus Anlass der Ausstellung “Malerei aus erster Hand-Ölskizzen von Tintoretto bis Goya” im Herzog Anton-Ulrich-Museum Braunschweig vom 28.-30. 3. 1984, Brunswick, 1984, p. 60.

4De Vos ne fut jamais l’apprenti de Rubens, mais les deux artistes collaborèrent occasionnellement  ; voir Van der Stighelen et Vlieghe 1994, op. cit. (note 1), p. 57. De Vos produisit régulièrement des esquisses à l’huile. Cinq d’entre elles ont été conservées. Vlieghe les date autour de 1630 et de 1640. Pour un aperçu des esquisses à l’huile de De Vos, voir Vlieghe 1984, op. cit. (note 3), p. 59-70.

5Van der Stighelen et Vlieghe 1994, op. cit. (note 1), p. 27 et 37. Les scènes d’histoire de De Vos ont un caractère descriptif et décoratif marqué. L’artiste mettait un soin particulier à rendre les accessoires colorés, tels que les pièces d’orfèvrerie et les costumes richement décorés traités de manière presque palpable. Les compositions sont élaborées dans la largeur, avec des figures représentées au premier plan, en pied et selon une frise horizontale. Les tableaux présentent ainsi une parenté avec la peinture narrative et colorée de Frans Francken II (1581–1642).

6Cornelis de Vos, La Famille de Darius devant Alexandre, vers 1631-1635, huile sur toile, 173 × 240 cm, Oldenbourg, Landesmuseum, inv. LMO 15.614. À Oldenbourg, le tableau est intitulé La Rencontre de Marc-Antoine et de Cléopâtre. Jusqu’à récemment, c’était également le titre donné à notre esquisse. Une telle interprétation de sujet ne semble toutefois pas aller de soi si l’on considère la structure de la composition. Bien que la rencontre entre les deux protagonistes de notre tableau ait lieu devant un mur de la ville, dans le cas de l’histoire de Cléopâtre, on s’attendrait à ce que les personnages principaux soient placés en sens inverse : Cléopâtre entrerait avec sa suite depuis l’extérieur de la ville de Tarse, tandis que Marc-Antoine l’attendrait à la porte et verrait la flotte avec laquelle elle voulait l’impressionner.

7Van der Stighelen et Vlieghe 1994, op. cit. (note 1), p. 35 et Vlieghe 1984, op. cit. (note 3), p. 60.

8Cornelis de Vos, La Continence de Scipion, vers 1630, Nancy, musée des Beaux-Arts, inv. 112. Une esquisse à l’huile préparant ce tableau est conservée à Budapest, Szépművészeti Múzeum, inv. 1498 (huile sur panneau, 47,2 × 53,5 cm). Cette composition s’appuie également sur un tableau de Rubens consacré au même sujet, daté des années 1618-1620 (collection particulière). Compte tenu du caractère décoratif propre aux compositions de De Vos, il est intéressant de noter qu’il a choisi comme modèle non pas le Rubens contemporain des années 1630, mais son œuvre classicisante des années 1612-1620, au modelé explicite et lisse  ; Van der Stighelen et Vlieghe 1994, op. cit. (note 1), p. 27-28.

9L’esquisse à l’huile a été achetée par Daniël George van Beuningen en 1955 comme étant de la main de Rubens. Il revient à Hans Vlieghe d’être le premier à avoir attribué le panneau à De Vos en 1982 dans le catalogue de la vente d’Amsterdam (Christie’s), 7 décembre 1982, n° 185.