Accueil Catalogues en ligne Un œil passionné. Douze ans d’acquisitions de Ger Luijten En souvenir de Ger Luijten par Peter Hecht Lorsque je fis la connaissance de Ger Luijten, il avait déjà terminé sa formation de professeur de dessin et rempli ses obligations militaires. Il gardait un souvenir exécrable de son passage dans l’armée, et avant d’avoir pu exercer son métier, il s’engagea en 1972 dans une nouvelle direction, en commençant des études d’histoire de l’art à Utrecht où son frère cadet, Hans, s’était inscrit en langue et littérature néerlandaises. À la suite des transformations initiées au cours des années soixante, l’université se dégageait alors progressivement de son conservatisme et l’Institut d’histoire de l’art ne faisait pas exception. Les étudiants étaient encouragés à se lancer dans des recherches personnelles plutôt qu’à lire et ressasser ce que leurs professeurs avaient eux-mêmes appris ou jugeaient digne d’intérêt pour eux. Articles et mémoires détrônaient les examens. L’art néerlandais n’était plus que l’une des composantes d’un programme qui s’ouvrait résolument sur l’Europe. Les étudiants brillants et motivés trouvaient très vite une voie dans laquelle ils s’épanouissaient. Celles et ceux qui étaient plus enclins à mettre passivement en application les consignes reçues, se décourageaient en revanche rapidement. Les inscrits en histoire de l’art n’avaient jamais été aussi nombreux mais, en moins d’un an, plus de la moitié d’entre eux déclaraient forfait. Plein d’incertitudes, mais potentiellement chargé de promesses, l’avenir n’était pas, à nos yeux, quelque chose que l’on projetait et on ne parlait pas encore de networking. Les fraternités d’étudiants traditionnelles nous faisaient rire. Je n’ai compris que bien plus tard qu’il s’agissait d’une véritable vague de fond, qui nous engageait à revoir entièrement ce pour quoi nous pensions devoir nous battre et ouvrait l’université à des jeunes dont les familles ne faisaient pas partie des élites. Étudiants et enseignants sentaient souffler le vent de la liberté. En conséquence, il était possible d’enseigner n’importe quel sujet, ou presque, sans s’inquiéter de l’usage pratique que les étudiants pourraient ensuite en tirer. L’université ne nous imposait pas encore un nombre limité d’ouvrages dans des langues autres que le néerlandais ou l’anglais, ou le volume de pages que les étudiants étaient requis d’ingurgiter. La hiérarchie s’en remettait au bon sens de l’équipe enseignante qui, de son côté, ne doutait pas de la capacité des étudiants à comprendre ce que l’on attendait d’eux. Le curriculum était libéral et, pour la plupart, nous trouvions entière satisfaction dans notre enseignement. C’est à cette époque que j’ai rencontré Ger Luijten, qui suivait l’un de mes séminaires consacré au renouveau de la peinture monumentale française au XIXe siècle. Il porta son choix sur l’étude des décors de Delacroix pour le Palais du Luxembourg. L’essai qu’il remit ensuite, clairement influencé par les Essais d’iconologie de Panofsky et d’une publication de Jan Emmens sur Delacroix et Ingres qui l’avait profondément marqué, était d’une grande érudition. 1. Wenceslaus Hollar d’après Anthony van Dyck, Portrait de Franciscus Junius le Jeune, 1641 Eau-forte. – 168 × 126 mmAmsterdam, Rijksmuseum D’une durée d’un semestre, à raison d’une séance hebdomadaire, ces séminaires rassemblaient un maximum de vingt étudiants. Après la restitution des travaux, étudiants et professeurs se retrouvaient pour un voyage d’étude de trois semaines, qui leur permettait de mettre en application ce qui avait été vu en cours. Le périple de cette année-là nous conduisit à Paris, en passant par Amiens et Rouen. Ger et moi avons, à cette occasion, appris à nous connaître et sommes devenus amis. Nous étions déjà conscients de nos goûts et centres d’intérêt communs en matière d’art. Nous avons alors constaté, outre qu’Yvetot nous évoquait à tous les deux Flaubert, que nous nous amusions des mêmes passages du Dictionnaire des Idées Reçues. Nous portions aux mêmes poètes une égale admiration, avec une préférence marquée pour Philip Larkin. Nous aimions aussi tous deux chiner dans les librairies anciennes et, au cours de l’une de ces visites, Ger décida de renoncer à son repas du soir afin de financer ce qui était probablement sa toute première estampe, une eau-forte de Hollar d’après le Portrait de Franciscus Junius de Van Dyck arrachée à un exemplaire de l’une des éditions du De Pictura veterum de Junius (fig. 1). Je me souviens de notre discussion sur la couleur supposée des yeux de Junius. Clairs, peut-être bleus, pensions-nous. Mais certainement pas sombres. Ger garda fidèlement cette première acquisition, qui pendant de longues années était accrochée au-dessus de son bureau. C’est peut-être ce jour-là, à Rouen, que naquit sa fascination pour les gravures de et d’après Van Dyck. 2. Eugène Delacroix, Un lit défait, vers 1825-1828 Aquarelle, graphite, lavis d’encre brune. – 185 × 299 mm Paris, musée national Eugène DelacroixPhoto (c) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Rachel Prat Ces voyages d’étude permettaient aux étudiants d’approfondir leurs connaissances de ce qu’ils avaient abordé jusque-là de manière théorique, mais aussi de discuter pourquoi nous aimions ou non telle ou telle œuvre, et pourquoi l’on pouvait préférer, dans l’œuvre de Delacroix, une aquarelle représentant les draps d’un lit défait à ses monumentales peintures de Saint-Sulpice (fig. 2). Pour certains, c’était difficile, a fortiori lorsque les débats prenaient un tour critique. Je me souviens d’une étudiante qui me reprochait de parler d’art comme je le faisais puisque je minais, disait-elle, sa confiance dans l’enseignement qu’elle avait reçu et gâchais par là son plaisir. À ses yeux, dès lors qu’une peinture était exposée au Louvre, il devrait s’agir d’une œuvre majeure dont l’intérêt n’était plus discutable. Ger par contre réagissait avec fougue à ce genre de débat. Nous avions de fréquents échanges sur les ajouts potentiels, susceptibles d’accroître l’intérêt d’une collection, ou faisions le compte, à l’examen d’acquisitions récentes, des achats dont le musée en question aurait pu se dispenser. Dans mes souvenirs, aucun de mes étudiants n’était à ce point passionné par le retentissement qu’une collection muséale pouvait avoir pour son visiteur, et de quelle façon l’on pourrait encore rehausser son impact. 3. Fra Angelico, Vierge de l’Humilité, c. 1440 Tempera sur bois. – 74 × 52 cmAmsterdam, Rijksmuseum 4. Francisco de Goya, Portrait de Don Ramón Satué, 1823 Huile sur toile. – 107 × 83,5 cmAmsterdam, Rijksmuseum Avec cette tournure d’esprit, il ne faisait guère de doute que Ger choisirait un sujet dans ce domaine pour son mémoire de maîtrise. Une occasion rêvée se présenta en 1984, lorsque le Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek annonça qu’il voulait consacrer son prochain volume à l’histoire du Rijksmuseum d’Amsterdam, pour marquer le bicentenaire de l’institution. Je suggérais alors à Ger de présenter un article sur la politique suivie par Frederik Schmidt-Degener qui, nommé directeur du musée en 1921, en avait entièrement redéfini la présentation et la politique d’acquisition. La majeure partie des contributions dans le Jaarboek se focalisaient sur les premiers temps de l’histoire du Rijksmuseum. S’attaquer à une période dont les orientations se faisaient encore sentir à l’époque constituait donc un choix assez audacieux. Mais l’excellent article publié par Ger impressionna jusqu’au directeur du département des peintures, Pieter van Thiel, dont la connaissance de l’histoire du musée était inégalée. On avait largement oublié qu’à la nomination de Schmidt-Degener, seuls quelques rares Rembrandt, dépôts de la ville d’Amsterdam pour l’essentiel, étaient visibles dans les salles du Rijksmuseum. Et le choix qu’il avait ensuite fait de séparer art et histoire en deux présentations distinctes et de ne plus restreindre les acquisitions à la seule école hollandaise pour les élargir à tous les maîtres de la peinture européenne (figs. 3 et 4), était également ignoré. Ce type d’étude muséologique était alors peu courant et le sujet n’était pas abordé dans les cursus d’histoire de l’art. On s’attendait encore moins à ce que des universitaires et des étudiants s’autorisent à regarder la politique des musées d’un œil critique. Mais dès que Ger eut écrit son mémoire et obtenu son diplôme, nous avons combiné nos efforts en vue de publier, dans la populaire revue Kunstschrift, un article consacré aux acquisitions de maîtres anciens par les musées néerlandais au cours des dix dernières années. Commentée dans le NRC-Handelsblad et dans le magazine littéraire De Gids, notre étude, dont le ton tranchait avec la complaisance à laquelle les musées étaient jusqu’alors accoutumés, ne passa pas inaperçue. Premiers postes Alors même qu’il commençait à se faire un nom par ses publications, Ger fut un brillant stagiaire au Rijksprentenkabinet (cabinet des arts graphiques) du Rijksmuseum, l’un des premiers d’une nouvelle génération de professionnels formée et encadrée par Jan Piet Filedt Kok. À la suite de cette excellente initiation, Ger se vit proposer de contribuer au catalogue de l’exposition Kunst voor de Beeldenstorm (« L’Art avant l’iconoclasme »), consacrée à l’art des Pays-Bas avant la crise iconoclaste. Il fut également sollicité pour collaborer à la série Hollstein, référence incontournable pour l’estampe et la gravure sur bois des Pays-Bas. La tâche était à la mesure d’un homme possédant la curiosité et l’énergie de Ger, et ce travail lui ouvrit les portes des plus grandes collections d’art graphique d’Europe, qu’il visita pour réunir les informations dont il avait besoin. Doté d’une mémoire surprenante – et d’une épouse qui apprit à vivre avec ses absences prolongées – Ger avait ainsi l’opportunité d’acquérir des connaissances exceptionnelles qui allaient bien au-delà de son domaine de recherche. Par son travail, il rencontra aussi nombre de conservateurs qui deviendraient bientôt ses collègues. C’est ce qui se produisit en 1985. Tout juste nommé à la tête du Museum Boijmans Van Beuningen de Rotterdam, Wim Crouwel décida que le cabinet des arts graphiques de cette institution ne devait pas avoir pour unique vocation de fournir des prêts à des expositions initiées par d’autres établissements et embaucha Ger comme conservateur. 5. Rembrandt Harmensz. van Rijn, Jacob, Benjamin et un de ses autres fils, vers 1645 Plume et pinceau et encre brune, corrections à la gouache. – 149 × 164 mmRotterdam, Collection Museum Boijmans Van Beuningen, acquis avec le soutien de la Stichting Museum Boijmans Van Beuningen, Vereniging Rembrandt, 1988Photo : Studio Buitenhof Ses accomplissements dans cette fonction allaient rapidement montrer que Crouwel avait vu juste en pariant sur lui. En quelques années, le cabinet retrouvait sa place dans le paysage muséal, avec une exceptionnelle sélection de ses dessins présentée en 1990-1991 à New York, Fort Worth et Cleveland sous le titre De Pisanello à Cézanne. Au même moment, l’un des joyaux de la collection, presque tombé dans l’oubli, fut remis à l’honneur : les albums de Fra Bartolommeo, un temps propriété de Sir Thomas Lawrence, étaient exposés à Rotterdam en 1990. De façon caractéristique, Ger fit appel à un expert extérieur, Chris Fischer de Copenhague, pour rédiger le catalogue de l’exposition. Mais il ne limita pas ses efforts à rendre sa visibilité à la collection et à en prêter généreusement les trésors. Il lança également une ambitieuse campagne d’acquisitions, qui permit ainsi de faire entrer dans les collections du musée l’un des très rares dessins de Rembrandt achetés à l’époque par une institution publique néerlandaise (fig. 5). En moins de dix ans, le cabinet des estampes du musée Boijmans avait retrouvé toute sa splendeur. Ce remarquable succès lui ouvrit les portes du Rijksmuseum d’Amsterdam, où il rejoignit le Rijksprentenkabinet. Il devait plus tard succéder à Peter Schatborn au poste de directeur de ce département. Le Rijksmuseum 6. Monogrammiste W à la Clé, Ornement de chardon, vers 1465-1485 Gravure. – 125 mm × 166 mmAmsterdam, Rijksmuseum 7. Charles Donker, Jeune corneille morte I, 2003 Eau-forte. – 246 × 296 mmParis, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt Pendant de longues années, Ger se plut à Amsterdam. Le cabinet des arts graphiques bénéficiait d’un généreux fonds d’acquisition pour les estampes, et il pouvait s’appuyer sur les extraordinaires ensembles déjà présents (fig. 6), tout en ouvrant la collection à des artistes néerlandais contemporains systématiquement ignorés des institutions de l’art moderne (fig. 7). Dans la droite ligne de l’œuvre pionnière de Jan Piet Filedt Kok dont il se montrait le digne héritier, Ger déploya tout son talent à assurer la promotion du cabinet par une série d’expositions originales. En 1997, il monta ainsi, avec Eddy de Jongh, une exposition aussi innovante qu’amusante sur l’estampe de genre du XVIIe siècle, sous le titre Mirror of Everyday Life. En 1999, Antoine van Dyck et l’estampe (pour citer le titre de l’édition française), organisée avec Carl Depauw en 1999, fut d’abord montrée à Anvers. En 2001, l’exposition Rembrandt the Printmaker, présentant le dernier état des connaissances de l’œuvre gravé du maître, pour laquelle il collabora avec Erik Hinterding et Martin Royalton-Kisch, rencontra un vif succès à Londres, dans les salles du British Museum. Chacune de ces expositions donna lieu à la publication de beaux catalogues qui sont devenus des ouvrages de référence. Au fil des ans cependant, les directions successives du Rijksmuseum témoignèrent au cabinet des arts graphiques un désintérêt croissant et la tendance ne fit que se confirmer lorsqu’en 2003, le musée ferma ses portes pour permettre sa rénovation. Certes conscients de la valeur de ce somptueux ensemble de dessins et de gravures, les gestionnaires n’en considéraient pas moins que les arts graphiques n’avaient pas tendance à attirer les foules que l’on cherchait à drainer vers les musées pour des raisons tant politiques que financières. Aux yeux d’une direction pressée de promouvoir le musée auprès des agences de tourisme et des médias, les conservateurs du département faisaient trop figure de bibliothécaires pour être appréciés à leur juste valeur. À mon sens, Ger aurait eu tout le talent pour attirer des nouveaux publics, si on lui en avait donné l’opportunité. Une fois les portes closes pour cette indispensable rénovation, il était clair qu’à la réouverture, le cabinet allait perdre ses propres salles d’exposition. Ger avait déjà compris qu’il était temps pour lui de voguer vers d’autres horizons. Heureux caprice du hasard, la Fondation Custodia cherchait un nouveau directeur, et son conseil d’administration eut la grande sagesse de le choisir. La Fondation Custodia Après son ouverture en 1957, la Fondation Custodia était restée, pendant des décennies, un lieu quelque peu confidentiel. Fondée par le collectionneur hollandais Frits Lugt et son épouse To Klever, elle avait pour mission de préserver la remarquable collection de dessins de maîtres anciens et d’œuvres diverses rassemblée par Lugt, et de la rendre accessible aux spécialistes, marchands et collectionneurs. Généreusement dotée, la Fondation avait son siège en Suisse, mais les œuvres étaient abritées à Paris, dans l’hôtel Turgot qui avait été acquis dans ce but. Après la disparition de Lugt, son assistant Carlos van Hasselt reprit en main le destin de la collection. Mària van Berge-Gerbaud, qui avait elle-même travaillé à la Fondation aussitôt diplômée, lui succéda. L’hôtel Turgot était alors connu et fréquenté par un petit cénacle de visiteurs initiés. La Fondation prêtait volontiers ses œuvres pour des expositions organisées dans d’autres lieux, et organisait ses propres présentations dans les locaux adjacents de l’Institut Néerlandais, également créé par Lugt. Il s’agissait généralement de sélections de dessins de la collection qu’accompagnait une publication érudite. D’importants projets d’histoire de l’art lancés par Lugt se poursuivaient tandis que les acquisitions se maintenaient à un rythme mesuré. 8. Samuel van Hoogstraten, Autoportrait à la fenêtre, vers 1642/1643 et 1650 Plume et encre brune, lavis brun, sur un tracé à la pierre noire ; corrections à la plume et encre brune, probablement par Rembrandt. – 170 × 135 mmParis, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt Enclin, par sa nature généreuse, à partager très largement ce qu’il estimait devoir l’être, Ger allait bouleverser la vie de l’institution. Au regard de ses douze années à la tête de la Fondation, force est de reconnaître qu’il transforma ce qui n’était qu’une belle et paisible réserve en un des lieux les plus animés de Paris consacrés aux arts sur papier. Loin de se limiter à exposer les trésors que recélait la Fondation, Ger s’efforça également de compléter l’offre proposée par les musées parisiens. Il présenta ainsi une sélection de dessins du musée Pouchkine de Moscou en 2019, après avoir, en 2016, fait découvrir au public français l’œuvre de Christoffer Wilhelm Eckersberg, père fondateur de l’Âge d’or danois. Comme à Amsterdam, il fit entrer dans la collection un nombre impressionnant d’œuvres nouvelles et l’on pouvait avoir l’illusion que Lugt, acheteur insatiable, était revenu à la vie. Ger étaya la collection là où elle était déjà bien dotée. Il fit ainsi, par exemple, l’acquisition d’un charmant autoportrait de Samuel van Hoogstraten, probablement exécuté dans l’atelier de son maître Rembrandt (fig. 8). Il enrichit, par l’achat d’un exceptionnel Pijnacker, le remarquable ensemble de paysages italianisants rassemblé par Lugt bien avant que ces artistes ne fussent reconnus comme faisant partie intégrante de l’école hollandaise. Mais il me stupéfia le jour où il me montra deux reliefs de Thorvaldsen dont il venait de faire l’acquisition. Comme je lui exprimais ma surprise devant ce choix étonnant, il me fit observer combien les deux œuvres apporteraient une nouvelle dimension à l’intérieur néo-classique dans lequel elles seraient installées, ajoutant que la Fondation possédait le dessin préparatoire pour l’un des deux reliefs. Ger achetait de manière quasi compulsive, comme seuls les plus grands collectionneurs peuvent se le permettre, ne visant aucunement à se focaliser sur un domaine de prédilection, mu par un appétit insatiable pour le beau et le bon. Son goût était tout aussi compréhensif que l’était celui de Lugt. Il aimait, me disait-il souvent, à s’imaginer le vieil homme, invisible mentor, veillant d’un œil sur lui et sur son travail depuis les cieux où il avait trouvé sa demeure éternelle. Il était également convaincu que Lugt aurait compris et approuvé son apport le plus original et le plus significatif, en élargissant le petit ensemble d’esquisses à l’huile réalisées en plein air que Carlos van Hasselt et son partenaire Andrzej Niewęgłowski avaient légué à la Fondation. La fascination qu’avait Lugt pour le dessin, l’intérêt qu’il portait à la main individuelle de l’artiste et aux premières phases du processus créateur, trouvaient pour Ger leur continuation naturelle par une orientation vers les études à l’huile. Il se lança dans l’aventure avec brio, et au moment propice. Comme Lugt l’aurait probablement fait, il sut s’introduire rapidement auprès des meilleurs marchands spécialisés dans le domaine, faisant même l’acquisition d’une collection entière. On peut se réjouir – c’est aussi une consolation, eu égard à sa disparition prématurée – que cet aspect de son travail pour la Fondation ait été mis à l’honneur par l’exposition Sur le motif organisée en partenariat avec la National Gallery of Art de Washington et le Fitzwilliam Museum de Cambridge, et présentée à Paris en 2021-2022. Une chance également qu’il lui ait été donné de voir l’exposition et de pouvoir apprécier le résultat du projet, qui avait été stoppé net deux ans plus tôt par la pandémie du Covid-19, à la veille de son ouverture à Washington. Ger me fit parvenir un exemplaire du catalogue, remarquable ouvrage publié par Paul Holberton. Il accompagnait son envoi de l’habituelle carte postale, toujours judicieusement choisie, dans laquelle il me disait combien l’exposition était en tous points conforme à ses souhaits. Une fois encore, Ger aimant travailler en équipe, le livre était le fruit d’une collaboration réunissant plusieurs spécialistes du sujet. Quelle incontestable réussite pour la Fondation et son équipe pourtant réduite, que de s’imposer sur la scène internationale et de produire un catalogue de ce niveau d’érudition. Mais Ger n’était pas étranger à ce genre de défis. Contribuer à enrichir l’histoire de l’art grâce aux possibilités et aux collections de la Fondation, c’était très exactement le but visé par Frits Lugt, et l’exposition coproduite également avec la National Gallery de Washington en 2017, Du Dessin au tableau au siècle de Rembrandt, en avait été une excellente illustration. Ger était peut-être le catalyseur nécessaire pour mettre en lumière les objectifs de la Fondation et prouver qu’elle était en mesure de les atteindre. À mon sens, organiser des expositions était, pour Ger, une forme de partage, et le désir de partager était une composante fondamentale de sa nature. Il partageait pour éduquer, pour faire profiter les autres du plaisir que lui donnaient les trésors confiés à sa garde. Dans ses expositions, à la scénographie toujours remarquable, il partageait d’abord son propre plaisir visuel, convaincu néanmoins que le plaisir de l’œil va de pair et s’accroit par le partage du savoir qui lui est associé. Le savoir pouvait générer du plaisir, certes, mais la découverte pouvait en générer d’autres. Il révéla ainsi au public parisien des artistes dont l’œuvre n’avait encore jamais été présenté dans la capitale : l’impressionniste hollandais Willem Bastiaan Tholen en 2019, par exemple. Il fit également connaître des artistes contemporains qui l’intéressaient mais dont le travail se situait en dehors des tendances en vogue – me rappelant la piquante remarque attribuée à Ingres, qui se demandait s’il n’était pas mieux de paraître décalé plutôt que « d’être de son temps », comme tout le monde. Dans cette veine, Ger fit des estampes de Charles Donker un cas d’école. L’artiste avait déjà été invité par la Fondation, lorsque la direction en était assurée par Mària van Berge-Gerbaud. En 2021, à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, Ger lui offrit un nouvel hommage, par une rétrospective qu’accompagnait une superbe publication. Il consacra également des expositions à Arie Schippers en 2015, à Siemen Dijkstra et Anna Metz en 2020, pour ne citer que ces trois artistes, manifestations couronnées de succès et dotées de très beaux catalogues. Sa programmation était impétueuse comme un torrent. Ignorant les limites, son imagination ne cessait de former projet après projet. Et soudain, l’obscurité s’abattit. Lorsqu’un être d’exception nous quitte prématurément, reviennent souvent les mêmes termes convenus, de perte, de coup. C’est pourtant bien ainsi que fut ressentie la disparition de Ger. Je n’ai, jusqu’ici, pas encore essayé d’évoquer l’homme, le compagnon, l’ami qu’il était. Bien sûr, il y avait ses multiples talents, son savoir et son charme désarmant… Mais il y avait aussi son esprit, son rire, son amour de la vie. Cette partie de son histoire ne mérite pas moins d’être racontée. Ger et son frère Hans étaient issus d’un milieu ouvrier et grandirent à Made, un village du Brabant situé non loin de Breda. L’éducation de leurs parents ne s’était pas poursuivie au-delà de l’école élémentaire. Ils se souvenaient toujours avec tendresse de leur foyer chaleureux. Les livres étaient inconnus à la maison et leurs seuls contacts avec la musique se résumaient à leur père, qui chantait le dimanche à l’église, et à ce qu’il leur était donné d’entendre à la radio. Le lycée qu’ils fréquentèrent n’avait rien d’exceptionnel et il n’y eut aucun professeur charismatique pour susciter en eux l’amour de l’art et de la littérature, juste la lecture assidue des journaux et périodiques disponibles à la bibliothèque locale. Ils ne devaient jamais oublier l’importance de ces moments, ni leur première rencontre avec des articles sur Flaubert ou Svevo. Ger en avait gardé plusieurs et conserva jusqu’à sa mort – même après son installation à Paris – des coupures de journaux remontant à son adolescence et à ses années d’études. Les articles de critiques comme Karel van het Reve, Rudy Kousbroek et Kees Fens eurent sur les deux frères un impact incontestable, faisant certainement naître en eux un appétit insatiable de la lecture et l’ambition de bien écrire. Le goût de la musique leur vint d’abord, se souvient Hans, de la radio, et plus spécialement d’une émission intitulée Domino, consacrée à la musique pop. Aussitôt entrés au lycée, ils commencèrent également à fréquenter des concerts. Les souvenirs de Hans ne manquent pas d’anecdotes piquantes : entreprenants et audacieux, les deux frères, désireux de voir Neil Young qui se produisait à Rotterdam, offrirent un billet pour le concert à leur professeure de français qui, en retour, leur assura le transport dans sa voiture. Le Gemeentemuseum, aujourd’hui Kunstmuseum de La Haye, fut sans doute le premier musée dont Ger franchit le seuil. Mais c’est à la collection Thyssen, alors installée à Lugano, qu’il vit pour la première fois des peintures de maîtres dans un décor reconstituant des intérieurs d’époque. Cette scénographie lui fit forte impression. Avec le temps, des horizons plus vastes s’ouvraient devant lui, les opportunités se multipliaient. Il n’en oublia pas pour autant l’amour que lui avaient donné ses parents et, dès qu’il en eut la possibilité, il leur offrit en 1987, avec son épouse Marian, des vacances là où ils n’étaient jamais allés : à la montagne. Plus tard, il leur fit découvrir Venise et Paris. Ger et Hans étaient frères, dans tous les sens du terme, et les meilleurs. Ils avaient en commun bien plus que leur immense dévouement aux arts. Ger fut marié deux fois. Lorsqu’il quitta les Pays-Bas en compagnie de Regina, sa seconde épouse, après sa nomination à Paris, ce fut, sous bien des aspects, un nouveau départ. Il était, pour ses trois enfants, un père affectueux et se réjouissait d’être récemment devenu grand-père. Il me dit alors qu’il allait tenir un journal intime pour Matteo qui le lirait plus tard, et apprendrait ainsi que la pluie commençait à tomber lorsqu’il m’appela pour me parler de lui. Tout cela a-t-il vraiment un sens ? Pour qui ? Pour combien de temps ? Ou n’est-ce que le début du compte-rendu de la quête qui commence quand un être s’en est allé, quand le silence s’est installé, qui s’imposera aussi à nous le moment venu ? Peter Hecht Professeur émérite d’histoire de l’art de l’Université d’Utrecht
Lorsque je fis la connaissance de Ger Luijten, il avait déjà terminé sa formation de professeur de dessin et rempli ses obligations militaires. Il gardait un souvenir exécrable de son passage dans l’armée, et avant d’avoir pu exercer son métier, il s’engagea en 1972 dans une nouvelle direction, en commençant des études d’histoire de l’art à Utrecht où son frère cadet, Hans, s’était inscrit en langue et littérature néerlandaises. À la suite des transformations initiées au cours des années soixante, l’université se dégageait alors progressivement de son conservatisme et l’Institut d’histoire de l’art ne faisait pas exception. Les étudiants étaient encouragés à se lancer dans des recherches personnelles plutôt qu’à lire et ressasser ce que leurs professeurs avaient eux-mêmes appris ou jugeaient digne d’intérêt pour eux. Articles et mémoires détrônaient les examens. L’art néerlandais n’était plus que l’une des composantes d’un programme qui s’ouvrait résolument sur l’Europe. Les étudiants brillants et motivés trouvaient très vite une voie dans laquelle ils s’épanouissaient. Celles et ceux qui étaient plus enclins à mettre passivement en application les consignes reçues, se décourageaient en revanche rapidement. Les inscrits en histoire de l’art n’avaient jamais été aussi nombreux mais, en moins d’un an, plus de la moitié d’entre eux déclaraient forfait. Plein d’incertitudes, mais potentiellement chargé de promesses, l’avenir n’était pas, à nos yeux, quelque chose que l’on projetait et on ne parlait pas encore de networking. Les fraternités d’étudiants traditionnelles nous faisaient rire. Je n’ai compris que bien plus tard qu’il s’agissait d’une véritable vague de fond, qui nous engageait à revoir entièrement ce pour quoi nous pensions devoir nous battre et ouvrait l’université à des jeunes dont les familles ne faisaient pas partie des élites. Étudiants et enseignants sentaient souffler le vent de la liberté. En conséquence, il était possible d’enseigner n’importe quel sujet, ou presque, sans s’inquiéter de l’usage pratique que les étudiants pourraient ensuite en tirer. L’université ne nous imposait pas encore un nombre limité d’ouvrages dans des langues autres que le néerlandais ou l’anglais, ou le volume de pages que les étudiants étaient requis d’ingurgiter. La hiérarchie s’en remettait au bon sens de l’équipe enseignante qui, de son côté, ne doutait pas de la capacité des étudiants à comprendre ce que l’on attendait d’eux. Le curriculum était libéral et, pour la plupart, nous trouvions entière satisfaction dans notre enseignement. C’est à cette époque que j’ai rencontré Ger Luijten, qui suivait l’un de mes séminaires consacré au renouveau de la peinture monumentale française au XIXe siècle. Il porta son choix sur l’étude des décors de Delacroix pour le Palais du Luxembourg. L’essai qu’il remit ensuite, clairement influencé par les Essais d’iconologie de Panofsky et d’une publication de Jan Emmens sur Delacroix et Ingres qui l’avait profondément marqué, était d’une grande érudition. 1. Wenceslaus Hollar d’après Anthony van Dyck, Portrait de Franciscus Junius le Jeune, 1641 Eau-forte. – 168 × 126 mmAmsterdam, Rijksmuseum D’une durée d’un semestre, à raison d’une séance hebdomadaire, ces séminaires rassemblaient un maximum de vingt étudiants. Après la restitution des travaux, étudiants et professeurs se retrouvaient pour un voyage d’étude de trois semaines, qui leur permettait de mettre en application ce qui avait été vu en cours. Le périple de cette année-là nous conduisit à Paris, en passant par Amiens et Rouen. Ger et moi avons, à cette occasion, appris à nous connaître et sommes devenus amis. Nous étions déjà conscients de nos goûts et centres d’intérêt communs en matière d’art. Nous avons alors constaté, outre qu’Yvetot nous évoquait à tous les deux Flaubert, que nous nous amusions des mêmes passages du Dictionnaire des Idées Reçues. Nous portions aux mêmes poètes une égale admiration, avec une préférence marquée pour Philip Larkin. Nous aimions aussi tous deux chiner dans les librairies anciennes et, au cours de l’une de ces visites, Ger décida de renoncer à son repas du soir afin de financer ce qui était probablement sa toute première estampe, une eau-forte de Hollar d’après le Portrait de Franciscus Junius de Van Dyck arrachée à un exemplaire de l’une des éditions du De Pictura veterum de Junius (fig. 1). Je me souviens de notre discussion sur la couleur supposée des yeux de Junius. Clairs, peut-être bleus, pensions-nous. Mais certainement pas sombres. Ger garda fidèlement cette première acquisition, qui pendant de longues années était accrochée au-dessus de son bureau. C’est peut-être ce jour-là, à Rouen, que naquit sa fascination pour les gravures de et d’après Van Dyck. 2. Eugène Delacroix, Un lit défait, vers 1825-1828 Aquarelle, graphite, lavis d’encre brune. – 185 × 299 mm Paris, musée national Eugène DelacroixPhoto (c) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Rachel Prat Ces voyages d’étude permettaient aux étudiants d’approfondir leurs connaissances de ce qu’ils avaient abordé jusque-là de manière théorique, mais aussi de discuter pourquoi nous aimions ou non telle ou telle œuvre, et pourquoi l’on pouvait préférer, dans l’œuvre de Delacroix, une aquarelle représentant les draps d’un lit défait à ses monumentales peintures de Saint-Sulpice (fig. 2). Pour certains, c’était difficile, a fortiori lorsque les débats prenaient un tour critique. Je me souviens d’une étudiante qui me reprochait de parler d’art comme je le faisais puisque je minais, disait-elle, sa confiance dans l’enseignement qu’elle avait reçu et gâchais par là son plaisir. À ses yeux, dès lors qu’une peinture était exposée au Louvre, il devrait s’agir d’une œuvre majeure dont l’intérêt n’était plus discutable. Ger par contre réagissait avec fougue à ce genre de débat. Nous avions de fréquents échanges sur les ajouts potentiels, susceptibles d’accroître l’intérêt d’une collection, ou faisions le compte, à l’examen d’acquisitions récentes, des achats dont le musée en question aurait pu se dispenser. Dans mes souvenirs, aucun de mes étudiants n’était à ce point passionné par le retentissement qu’une collection muséale pouvait avoir pour son visiteur, et de quelle façon l’on pourrait encore rehausser son impact. 3. Fra Angelico, Vierge de l’Humilité, c. 1440 Tempera sur bois. – 74 × 52 cmAmsterdam, Rijksmuseum 4. Francisco de Goya, Portrait de Don Ramón Satué, 1823 Huile sur toile. – 107 × 83,5 cmAmsterdam, Rijksmuseum Avec cette tournure d’esprit, il ne faisait guère de doute que Ger choisirait un sujet dans ce domaine pour son mémoire de maîtrise. Une occasion rêvée se présenta en 1984, lorsque le Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek annonça qu’il voulait consacrer son prochain volume à l’histoire du Rijksmuseum d’Amsterdam, pour marquer le bicentenaire de l’institution. Je suggérais alors à Ger de présenter un article sur la politique suivie par Frederik Schmidt-Degener qui, nommé directeur du musée en 1921, en avait entièrement redéfini la présentation et la politique d’acquisition. La majeure partie des contributions dans le Jaarboek se focalisaient sur les premiers temps de l’histoire du Rijksmuseum. S’attaquer à une période dont les orientations se faisaient encore sentir à l’époque constituait donc un choix assez audacieux. Mais l’excellent article publié par Ger impressionna jusqu’au directeur du département des peintures, Pieter van Thiel, dont la connaissance de l’histoire du musée était inégalée. On avait largement oublié qu’à la nomination de Schmidt-Degener, seuls quelques rares Rembrandt, dépôts de la ville d’Amsterdam pour l’essentiel, étaient visibles dans les salles du Rijksmuseum. Et le choix qu’il avait ensuite fait de séparer art et histoire en deux présentations distinctes et de ne plus restreindre les acquisitions à la seule école hollandaise pour les élargir à tous les maîtres de la peinture européenne (figs. 3 et 4), était également ignoré. Ce type d’étude muséologique était alors peu courant et le sujet n’était pas abordé dans les cursus d’histoire de l’art. On s’attendait encore moins à ce que des universitaires et des étudiants s’autorisent à regarder la politique des musées d’un œil critique. Mais dès que Ger eut écrit son mémoire et obtenu son diplôme, nous avons combiné nos efforts en vue de publier, dans la populaire revue Kunstschrift, un article consacré aux acquisitions de maîtres anciens par les musées néerlandais au cours des dix dernières années. Commentée dans le NRC-Handelsblad et dans le magazine littéraire De Gids, notre étude, dont le ton tranchait avec la complaisance à laquelle les musées étaient jusqu’alors accoutumés, ne passa pas inaperçue. Premiers postes Alors même qu’il commençait à se faire un nom par ses publications, Ger fut un brillant stagiaire au Rijksprentenkabinet (cabinet des arts graphiques) du Rijksmuseum, l’un des premiers d’une nouvelle génération de professionnels formée et encadrée par Jan Piet Filedt Kok. À la suite de cette excellente initiation, Ger se vit proposer de contribuer au catalogue de l’exposition Kunst voor de Beeldenstorm (« L’Art avant l’iconoclasme »), consacrée à l’art des Pays-Bas avant la crise iconoclaste. Il fut également sollicité pour collaborer à la série Hollstein, référence incontournable pour l’estampe et la gravure sur bois des Pays-Bas. La tâche était à la mesure d’un homme possédant la curiosité et l’énergie de Ger, et ce travail lui ouvrit les portes des plus grandes collections d’art graphique d’Europe, qu’il visita pour réunir les informations dont il avait besoin. Doté d’une mémoire surprenante – et d’une épouse qui apprit à vivre avec ses absences prolongées – Ger avait ainsi l’opportunité d’acquérir des connaissances exceptionnelles qui allaient bien au-delà de son domaine de recherche. Par son travail, il rencontra aussi nombre de conservateurs qui deviendraient bientôt ses collègues. C’est ce qui se produisit en 1985. Tout juste nommé à la tête du Museum Boijmans Van Beuningen de Rotterdam, Wim Crouwel décida que le cabinet des arts graphiques de cette institution ne devait pas avoir pour unique vocation de fournir des prêts à des expositions initiées par d’autres établissements et embaucha Ger comme conservateur. 5. Rembrandt Harmensz. van Rijn, Jacob, Benjamin et un de ses autres fils, vers 1645 Plume et pinceau et encre brune, corrections à la gouache. – 149 × 164 mmRotterdam, Collection Museum Boijmans Van Beuningen, acquis avec le soutien de la Stichting Museum Boijmans Van Beuningen, Vereniging Rembrandt, 1988Photo : Studio Buitenhof Ses accomplissements dans cette fonction allaient rapidement montrer que Crouwel avait vu juste en pariant sur lui. En quelques années, le cabinet retrouvait sa place dans le paysage muséal, avec une exceptionnelle sélection de ses dessins présentée en 1990-1991 à New York, Fort Worth et Cleveland sous le titre De Pisanello à Cézanne. Au même moment, l’un des joyaux de la collection, presque tombé dans l’oubli, fut remis à l’honneur : les albums de Fra Bartolommeo, un temps propriété de Sir Thomas Lawrence, étaient exposés à Rotterdam en 1990. De façon caractéristique, Ger fit appel à un expert extérieur, Chris Fischer de Copenhague, pour rédiger le catalogue de l’exposition. Mais il ne limita pas ses efforts à rendre sa visibilité à la collection et à en prêter généreusement les trésors. Il lança également une ambitieuse campagne d’acquisitions, qui permit ainsi de faire entrer dans les collections du musée l’un des très rares dessins de Rembrandt achetés à l’époque par une institution publique néerlandaise (fig. 5). En moins de dix ans, le cabinet des estampes du musée Boijmans avait retrouvé toute sa splendeur. Ce remarquable succès lui ouvrit les portes du Rijksmuseum d’Amsterdam, où il rejoignit le Rijksprentenkabinet. Il devait plus tard succéder à Peter Schatborn au poste de directeur de ce département. Le Rijksmuseum 6. Monogrammiste W à la Clé, Ornement de chardon, vers 1465-1485 Gravure. – 125 mm × 166 mmAmsterdam, Rijksmuseum 7. Charles Donker, Jeune corneille morte I, 2003 Eau-forte. – 246 × 296 mmParis, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt Pendant de longues années, Ger se plut à Amsterdam. Le cabinet des arts graphiques bénéficiait d’un généreux fonds d’acquisition pour les estampes, et il pouvait s’appuyer sur les extraordinaires ensembles déjà présents (fig. 6), tout en ouvrant la collection à des artistes néerlandais contemporains systématiquement ignorés des institutions de l’art moderne (fig. 7). Dans la droite ligne de l’œuvre pionnière de Jan Piet Filedt Kok dont il se montrait le digne héritier, Ger déploya tout son talent à assurer la promotion du cabinet par une série d’expositions originales. En 1997, il monta ainsi, avec Eddy de Jongh, une exposition aussi innovante qu’amusante sur l’estampe de genre du XVIIe siècle, sous le titre Mirror of Everyday Life. En 1999, Antoine van Dyck et l’estampe (pour citer le titre de l’édition française), organisée avec Carl Depauw en 1999, fut d’abord montrée à Anvers. En 2001, l’exposition Rembrandt the Printmaker, présentant le dernier état des connaissances de l’œuvre gravé du maître, pour laquelle il collabora avec Erik Hinterding et Martin Royalton-Kisch, rencontra un vif succès à Londres, dans les salles du British Museum. Chacune de ces expositions donna lieu à la publication de beaux catalogues qui sont devenus des ouvrages de référence. Au fil des ans cependant, les directions successives du Rijksmuseum témoignèrent au cabinet des arts graphiques un désintérêt croissant et la tendance ne fit que se confirmer lorsqu’en 2003, le musée ferma ses portes pour permettre sa rénovation. Certes conscients de la valeur de ce somptueux ensemble de dessins et de gravures, les gestionnaires n’en considéraient pas moins que les arts graphiques n’avaient pas tendance à attirer les foules que l’on cherchait à drainer vers les musées pour des raisons tant politiques que financières. Aux yeux d’une direction pressée de promouvoir le musée auprès des agences de tourisme et des médias, les conservateurs du département faisaient trop figure de bibliothécaires pour être appréciés à leur juste valeur. À mon sens, Ger aurait eu tout le talent pour attirer des nouveaux publics, si on lui en avait donné l’opportunité. Une fois les portes closes pour cette indispensable rénovation, il était clair qu’à la réouverture, le cabinet allait perdre ses propres salles d’exposition. Ger avait déjà compris qu’il était temps pour lui de voguer vers d’autres horizons. Heureux caprice du hasard, la Fondation Custodia cherchait un nouveau directeur, et son conseil d’administration eut la grande sagesse de le choisir. La Fondation Custodia Après son ouverture en 1957, la Fondation Custodia était restée, pendant des décennies, un lieu quelque peu confidentiel. Fondée par le collectionneur hollandais Frits Lugt et son épouse To Klever, elle avait pour mission de préserver la remarquable collection de dessins de maîtres anciens et d’œuvres diverses rassemblée par Lugt, et de la rendre accessible aux spécialistes, marchands et collectionneurs. Généreusement dotée, la Fondation avait son siège en Suisse, mais les œuvres étaient abritées à Paris, dans l’hôtel Turgot qui avait été acquis dans ce but. Après la disparition de Lugt, son assistant Carlos van Hasselt reprit en main le destin de la collection. Mària van Berge-Gerbaud, qui avait elle-même travaillé à la Fondation aussitôt diplômée, lui succéda. L’hôtel Turgot était alors connu et fréquenté par un petit cénacle de visiteurs initiés. La Fondation prêtait volontiers ses œuvres pour des expositions organisées dans d’autres lieux, et organisait ses propres présentations dans les locaux adjacents de l’Institut Néerlandais, également créé par Lugt. Il s’agissait généralement de sélections de dessins de la collection qu’accompagnait une publication érudite. D’importants projets d’histoire de l’art lancés par Lugt se poursuivaient tandis que les acquisitions se maintenaient à un rythme mesuré. 8. Samuel van Hoogstraten, Autoportrait à la fenêtre, vers 1642/1643 et 1650 Plume et encre brune, lavis brun, sur un tracé à la pierre noire ; corrections à la plume et encre brune, probablement par Rembrandt. – 170 × 135 mmParis, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt Enclin, par sa nature généreuse, à partager très largement ce qu’il estimait devoir l’être, Ger allait bouleverser la vie de l’institution. Au regard de ses douze années à la tête de la Fondation, force est de reconnaître qu’il transforma ce qui n’était qu’une belle et paisible réserve en un des lieux les plus animés de Paris consacrés aux arts sur papier. Loin de se limiter à exposer les trésors que recélait la Fondation, Ger s’efforça également de compléter l’offre proposée par les musées parisiens. Il présenta ainsi une sélection de dessins du musée Pouchkine de Moscou en 2019, après avoir, en 2016, fait découvrir au public français l’œuvre de Christoffer Wilhelm Eckersberg, père fondateur de l’Âge d’or danois. Comme à Amsterdam, il fit entrer dans la collection un nombre impressionnant d’œuvres nouvelles et l’on pouvait avoir l’illusion que Lugt, acheteur insatiable, était revenu à la vie. Ger étaya la collection là où elle était déjà bien dotée. Il fit ainsi, par exemple, l’acquisition d’un charmant autoportrait de Samuel van Hoogstraten, probablement exécuté dans l’atelier de son maître Rembrandt (fig. 8). Il enrichit, par l’achat d’un exceptionnel Pijnacker, le remarquable ensemble de paysages italianisants rassemblé par Lugt bien avant que ces artistes ne fussent reconnus comme faisant partie intégrante de l’école hollandaise. Mais il me stupéfia le jour où il me montra deux reliefs de Thorvaldsen dont il venait de faire l’acquisition. Comme je lui exprimais ma surprise devant ce choix étonnant, il me fit observer combien les deux œuvres apporteraient une nouvelle dimension à l’intérieur néo-classique dans lequel elles seraient installées, ajoutant que la Fondation possédait le dessin préparatoire pour l’un des deux reliefs. Ger achetait de manière quasi compulsive, comme seuls les plus grands collectionneurs peuvent se le permettre, ne visant aucunement à se focaliser sur un domaine de prédilection, mu par un appétit insatiable pour le beau et le bon. Son goût était tout aussi compréhensif que l’était celui de Lugt. Il aimait, me disait-il souvent, à s’imaginer le vieil homme, invisible mentor, veillant d’un œil sur lui et sur son travail depuis les cieux où il avait trouvé sa demeure éternelle. Il était également convaincu que Lugt aurait compris et approuvé son apport le plus original et le plus significatif, en élargissant le petit ensemble d’esquisses à l’huile réalisées en plein air que Carlos van Hasselt et son partenaire Andrzej Niewęgłowski avaient légué à la Fondation. La fascination qu’avait Lugt pour le dessin, l’intérêt qu’il portait à la main individuelle de l’artiste et aux premières phases du processus créateur, trouvaient pour Ger leur continuation naturelle par une orientation vers les études à l’huile. Il se lança dans l’aventure avec brio, et au moment propice. Comme Lugt l’aurait probablement fait, il sut s’introduire rapidement auprès des meilleurs marchands spécialisés dans le domaine, faisant même l’acquisition d’une collection entière. On peut se réjouir – c’est aussi une consolation, eu égard à sa disparition prématurée – que cet aspect de son travail pour la Fondation ait été mis à l’honneur par l’exposition Sur le motif organisée en partenariat avec la National Gallery of Art de Washington et le Fitzwilliam Museum de Cambridge, et présentée à Paris en 2021-2022. Une chance également qu’il lui ait été donné de voir l’exposition et de pouvoir apprécier le résultat du projet, qui avait été stoppé net deux ans plus tôt par la pandémie du Covid-19, à la veille de son ouverture à Washington. Ger me fit parvenir un exemplaire du catalogue, remarquable ouvrage publié par Paul Holberton. Il accompagnait son envoi de l’habituelle carte postale, toujours judicieusement choisie, dans laquelle il me disait combien l’exposition était en tous points conforme à ses souhaits. Une fois encore, Ger aimant travailler en équipe, le livre était le fruit d’une collaboration réunissant plusieurs spécialistes du sujet. Quelle incontestable réussite pour la Fondation et son équipe pourtant réduite, que de s’imposer sur la scène internationale et de produire un catalogue de ce niveau d’érudition. Mais Ger n’était pas étranger à ce genre de défis. Contribuer à enrichir l’histoire de l’art grâce aux possibilités et aux collections de la Fondation, c’était très exactement le but visé par Frits Lugt, et l’exposition coproduite également avec la National Gallery de Washington en 2017, Du Dessin au tableau au siècle de Rembrandt, en avait été une excellente illustration. Ger était peut-être le catalyseur nécessaire pour mettre en lumière les objectifs de la Fondation et prouver qu’elle était en mesure de les atteindre. À mon sens, organiser des expositions était, pour Ger, une forme de partage, et le désir de partager était une composante fondamentale de sa nature. Il partageait pour éduquer, pour faire profiter les autres du plaisir que lui donnaient les trésors confiés à sa garde. Dans ses expositions, à la scénographie toujours remarquable, il partageait d’abord son propre plaisir visuel, convaincu néanmoins que le plaisir de l’œil va de pair et s’accroit par le partage du savoir qui lui est associé. Le savoir pouvait générer du plaisir, certes, mais la découverte pouvait en générer d’autres. Il révéla ainsi au public parisien des artistes dont l’œuvre n’avait encore jamais été présenté dans la capitale : l’impressionniste hollandais Willem Bastiaan Tholen en 2019, par exemple. Il fit également connaître des artistes contemporains qui l’intéressaient mais dont le travail se situait en dehors des tendances en vogue – me rappelant la piquante remarque attribuée à Ingres, qui se demandait s’il n’était pas mieux de paraître décalé plutôt que « d’être de son temps », comme tout le monde. Dans cette veine, Ger fit des estampes de Charles Donker un cas d’école. L’artiste avait déjà été invité par la Fondation, lorsque la direction en était assurée par Mària van Berge-Gerbaud. En 2021, à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, Ger lui offrit un nouvel hommage, par une rétrospective qu’accompagnait une superbe publication. Il consacra également des expositions à Arie Schippers en 2015, à Siemen Dijkstra et Anna Metz en 2020, pour ne citer que ces trois artistes, manifestations couronnées de succès et dotées de très beaux catalogues. Sa programmation était impétueuse comme un torrent. Ignorant les limites, son imagination ne cessait de former projet après projet. Et soudain, l’obscurité s’abattit. Lorsqu’un être d’exception nous quitte prématurément, reviennent souvent les mêmes termes convenus, de perte, de coup. C’est pourtant bien ainsi que fut ressentie la disparition de Ger. Je n’ai, jusqu’ici, pas encore essayé d’évoquer l’homme, le compagnon, l’ami qu’il était. Bien sûr, il y avait ses multiples talents, son savoir et son charme désarmant… Mais il y avait aussi son esprit, son rire, son amour de la vie. Cette partie de son histoire ne mérite pas moins d’être racontée. Ger et son frère Hans étaient issus d’un milieu ouvrier et grandirent à Made, un village du Brabant situé non loin de Breda. L’éducation de leurs parents ne s’était pas poursuivie au-delà de l’école élémentaire. Ils se souvenaient toujours avec tendresse de leur foyer chaleureux. Les livres étaient inconnus à la maison et leurs seuls contacts avec la musique se résumaient à leur père, qui chantait le dimanche à l’église, et à ce qu’il leur était donné d’entendre à la radio. Le lycée qu’ils fréquentèrent n’avait rien d’exceptionnel et il n’y eut aucun professeur charismatique pour susciter en eux l’amour de l’art et de la littérature, juste la lecture assidue des journaux et périodiques disponibles à la bibliothèque locale. Ils ne devaient jamais oublier l’importance de ces moments, ni leur première rencontre avec des articles sur Flaubert ou Svevo. Ger en avait gardé plusieurs et conserva jusqu’à sa mort – même après son installation à Paris – des coupures de journaux remontant à son adolescence et à ses années d’études. Les articles de critiques comme Karel van het Reve, Rudy Kousbroek et Kees Fens eurent sur les deux frères un impact incontestable, faisant certainement naître en eux un appétit insatiable de la lecture et l’ambition de bien écrire. Le goût de la musique leur vint d’abord, se souvient Hans, de la radio, et plus spécialement d’une émission intitulée Domino, consacrée à la musique pop. Aussitôt entrés au lycée, ils commencèrent également à fréquenter des concerts. Les souvenirs de Hans ne manquent pas d’anecdotes piquantes : entreprenants et audacieux, les deux frères, désireux de voir Neil Young qui se produisait à Rotterdam, offrirent un billet pour le concert à leur professeure de français qui, en retour, leur assura le transport dans sa voiture. Le Gemeentemuseum, aujourd’hui Kunstmuseum de La Haye, fut sans doute le premier musée dont Ger franchit le seuil. Mais c’est à la collection Thyssen, alors installée à Lugano, qu’il vit pour la première fois des peintures de maîtres dans un décor reconstituant des intérieurs d’époque. Cette scénographie lui fit forte impression. Avec le temps, des horizons plus vastes s’ouvraient devant lui, les opportunités se multipliaient. Il n’en oublia pas pour autant l’amour que lui avaient donné ses parents et, dès qu’il en eut la possibilité, il leur offrit en 1987, avec son épouse Marian, des vacances là où ils n’étaient jamais allés : à la montagne. Plus tard, il leur fit découvrir Venise et Paris. Ger et Hans étaient frères, dans tous les sens du terme, et les meilleurs. Ils avaient en commun bien plus que leur immense dévouement aux arts. Ger fut marié deux fois. Lorsqu’il quitta les Pays-Bas en compagnie de Regina, sa seconde épouse, après sa nomination à Paris, ce fut, sous bien des aspects, un nouveau départ. Il était, pour ses trois enfants, un père affectueux et se réjouissait d’être récemment devenu grand-père. Il me dit alors qu’il allait tenir un journal intime pour Matteo qui le lirait plus tard, et apprendrait ainsi que la pluie commençait à tomber lorsqu’il m’appela pour me parler de lui. Tout cela a-t-il vraiment un sens ? Pour qui ? Pour combien de temps ? Ou n’est-ce que le début du compte-rendu de la quête qui commence quand un être s’en est allé, quand le silence s’est installé, qui s’imposera aussi à nous le moment venu ? Peter Hecht Professeur émérite d’histoire de l’art de l’Université d’Utrecht