Accueil Catalogues en ligne Art sur papier. Acquisitions récentes 12. Johan Frederik Clemens (d’après Nicolai Abraham Abildgaard) Goleniów, près de Szczecin 1748 – 1831 Copenhague Le Temple de la Fortune, 1798 Ce Temple de la Fortune, qui brille par son ingéniosité iconographique et un sens du détail très poussé, a été gravé d’après un écran de cheminée peint par le peintre d’histoire danois Nicolai Abraham Abildgaard (1743-1809) à la demande de Johann von Bülow (1751-1828), gentilhomme de compagnie et grand chambellan du prince héritier Frédéric, futur roi Frédéric VI de Danemark (r. 1808-1839)1. Le paravent richement coloré est aujourd’hui conservé au Musée national d’histoire du château de Frederiksborg2. Johan Clemens l’a vu vers 1787 dans la salle de réception du palais des Von Bülow à Christiansborg et c’est grâce à lui que nous savons à quelle date il a été peint par Abildgaard : une des impressions de la planche est annotée du texte « Abildgaard pinx. 1785 Clemens sculps. 1798. »3. Il semble que le projet de transposer la composition d’Abildgaard – d’un format beaucoup plus grand que celui de l’estampe (109 × 141 cm) et couronnée d’une tête de méduse, une métaphore des dangers guettant les aventuriers – ait été à l’initiative du graveur. L’ouvrage satirique trahissait une vision critique de la société de l’époque et n’était peut-être plus du goût de tout le monde après la disgrâce dont Von Bülow avait été frappé en 1793. La liberté de la presse était restreinte et la censure a été réintroduite en 1799. La rareté des impressions semble indiquer que l’estampe n’a pas fait l’objet d’un tirage commercial4. Que voit-on exactement sur et autour des marches du temple ? La porte d’entrée est flanquée de deux cariatides qu’Abildgaard a copiées d’après des estampes de Gérard Audran (1640-1703) de 1703 gravées d’après les fresques de la chambre d’Héliodore du Vatican réalisées par Raphaël, représentant notamment les figures allégoriques de la Paix et de la Protection5. Abildgaard les a dessinées, à gauche, sous les traits de la Justice, qui a mis de côté sa balance – cassée – et à droite ceux de Minerve, les yeux bandés, sans sa lance et prenant appui de la main droite sur son bouclier. Selon l’interprétation lumineuse qu’Else Kai Sass a donné de l’iconographie et de la genèse de l’œuvre, la scène fait allusion au proverbe « la fortune ne connaît ni raison ni loi », qui figure déjà dans l’Anthologie grecque6. La ruée vers le temple est, de ce point de vue, éloquente : chacun essaie de s’y introduire, même s’il vient de s’en faire chasser. À gauche des marches est assise une femme qui vend des masques, symboles de tromperie. À sa droite et de l’autre côté de l’escalier, des passants essaient de s’engouffrer à l’intérieur des cavités. La foule postée en haut des marches rassemble des gens de différentes classes sociales. Une dame d’un certain âge, affublée d’un masque, a jeté son dévolu sur un vétéran infirme ; une femme corpulente porte une large collerette en queue de renard, un grelot et a les mains maintenues prisonnières dans ladite collerette : ce type d’accoutrement, que les Anglais dénommaient « the fiddle », était un des châtiments publics infligés aux prostituées. À sa droite, un soldat enchaîné, sans doute un déserteur, et à la droite de ce dernier, un homme d’église obèse, incarnation traditionnelle de Gula, le vice de la gloutonnerie. On identifie aussi divers courtisans, qui en ce temps-là étaient très sensibles aux sirènes de la fortune. L’un attend debout en haut des marches, le regard soucieux, un autre les descend, un troisième est tombé à la renverse, sous l’œil d’un forçat enchaîné des pieds aux poignets, condamné à perpétuité. À droite, une femme descend les marches avec un bébé dans les bras. Son rôle n’est pas clairement établi. Else Kai Sass suggère qu’elle pourrait représenter aussi bien une mère abandonnée que la femme idéale selon Abildgaard – belle, élégamment vêtue et toute entière dévouée à sa maternité – qui avait lui-même connu les épreuves d’un mariage douloureux et était divorcé de sa première épouse7. On note enfin en bas à droite, s’éloignant du temple avec sa canne, la présence d’un homme, peut-être devenu sage, que la cohue ne paraît nullement perturber. Clemens a veillé à reproduire très précisément et dans le même sens la peinture dont elle s’inspire, de façon à ne rien perdre de son iconographie. Le Cabinet des estampes du musée de Copenhague conserve un état portant dans la marge la signature et la date citées plus haut, et dans lequel l’extérieur du temple n’apparaît pas encore avec une tonalité sombre. De toute évidence, le graveur a effacé la signature au brunissoir avant de retravailler la plaque à l’aquatinte pour assombrir sa composition. Il a en revanche ajouté dans la marge une tête d’homme coiffée d’un chapeau, dessinée à la manière d’un enfant : peut-être celle d’un spectateur naïf – nous donc – qui en apprend davantage sur la vie en observant les hommes sur le parvis et qui est maintenant averti des dangers de la fortune. Avec leur représentation du temple, Abildgaard et Clemens s’inscrivent dans une longue tradition d’allégories mettant en garde contre Fortuna, comme le Tableau de Cébès, très en vogue pendant la Renaissance, qui met en scène les destinées humaines face à toutes sortes de tentations, dont une confrontation avec la fortune personnifiée8. En 1989, le British Museum a acheté au marchand d’estampes Christopher Mendez une autre impression de l’aquatinte de Clemens, dépourvue de texte. L’identité du graveur était alors depuis longtemps perdue, et Antony Griffiths chercha à en percer le mystère en lançant un appel aux lecteurs de la rubrique « A quiz for our readers » de la revue Print Quarterly9. La réponse lui a été fournie par Carlos van Hasselt, alors directeur de la Fondation Custodia10. Par un juste retour des choses, l’institution qu’il a dirigée de 1970 à 1994, au sein de laquelle il a constitué une riche collection d’art danois, a pu acquérir cette intrigante rareté. GL 1Else Kai Sass, Lykkens Tempel. Et maleri af Nicolai Abildgaard, Copenhague, 1986, p. 48-53 ; pour Bülow, p. 158-91. 2Ibid., couverture, p. 20 ; et p. 31, 32, 33 et 39 pour les illustrations en couleurs. 3Ibid, p. 40-41. 4Ibid, p. 237-38. 5Ibid, p. 22-30. 6Pour un compte-rendu – à juste raison – laudateur du livre de Kai Sass, voir Christine Stevenson dans The Burlington Magazine, CXXVIII, 1986, p. 682. On trouve l’origine de cette notion dans W.R. Paton (éd.), The Greek Anthology (Loeb Classical Library, n° 85), Cambridge, Mass., 1918, vol. IV, p. 35, Book X, 62 : « La fortune ne connaît ni loi ni raison, mais gouverne les hommes despotiquement, emportée sans raison par son propre courant. Elle est plutôt encline à favoriser les gens vicieux, et déteste les justes, comme si elle faisait étalage de sa force irrationnelle. » 7Kai Sass 1986, op. cit. (note 1), passim ; et p. 238-39 pour un résumé en anglais. 8Reinhart Schleier, Tabula Cebetis oder « Spiegel des Menschlichen Lebens/darin Tugent und untugent abgemalet ist » (Studien zur Rezeption einer antiken Bildbeschreibung im 16. Und 17. Jahrhundert), Berlin, 1973. 9« A quiz for our readers », Print Quarterly, VI, 1989, p. 434. 10Antony Griffiths, « December Quiz », Print Quarterly, VII, 1990, p. 176.
Ce Temple de la Fortune, qui brille par son ingéniosité iconographique et un sens du détail très poussé, a été gravé d’après un écran de cheminée peint par le peintre d’histoire danois Nicolai Abraham Abildgaard (1743-1809) à la demande de Johann von Bülow (1751-1828), gentilhomme de compagnie et grand chambellan du prince héritier Frédéric, futur roi Frédéric VI de Danemark (r. 1808-1839)1. Le paravent richement coloré est aujourd’hui conservé au Musée national d’histoire du château de Frederiksborg2. Johan Clemens l’a vu vers 1787 dans la salle de réception du palais des Von Bülow à Christiansborg et c’est grâce à lui que nous savons à quelle date il a été peint par Abildgaard : une des impressions de la planche est annotée du texte « Abildgaard pinx. 1785 Clemens sculps. 1798. »3. Il semble que le projet de transposer la composition d’Abildgaard – d’un format beaucoup plus grand que celui de l’estampe (109 × 141 cm) et couronnée d’une tête de méduse, une métaphore des dangers guettant les aventuriers – ait été à l’initiative du graveur. L’ouvrage satirique trahissait une vision critique de la société de l’époque et n’était peut-être plus du goût de tout le monde après la disgrâce dont Von Bülow avait été frappé en 1793. La liberté de la presse était restreinte et la censure a été réintroduite en 1799. La rareté des impressions semble indiquer que l’estampe n’a pas fait l’objet d’un tirage commercial4. Que voit-on exactement sur et autour des marches du temple ? La porte d’entrée est flanquée de deux cariatides qu’Abildgaard a copiées d’après des estampes de Gérard Audran (1640-1703) de 1703 gravées d’après les fresques de la chambre d’Héliodore du Vatican réalisées par Raphaël, représentant notamment les figures allégoriques de la Paix et de la Protection5. Abildgaard les a dessinées, à gauche, sous les traits de la Justice, qui a mis de côté sa balance – cassée – et à droite ceux de Minerve, les yeux bandés, sans sa lance et prenant appui de la main droite sur son bouclier. Selon l’interprétation lumineuse qu’Else Kai Sass a donné de l’iconographie et de la genèse de l’œuvre, la scène fait allusion au proverbe « la fortune ne connaît ni raison ni loi », qui figure déjà dans l’Anthologie grecque6. La ruée vers le temple est, de ce point de vue, éloquente : chacun essaie de s’y introduire, même s’il vient de s’en faire chasser. À gauche des marches est assise une femme qui vend des masques, symboles de tromperie. À sa droite et de l’autre côté de l’escalier, des passants essaient de s’engouffrer à l’intérieur des cavités. La foule postée en haut des marches rassemble des gens de différentes classes sociales. Une dame d’un certain âge, affublée d’un masque, a jeté son dévolu sur un vétéran infirme ; une femme corpulente porte une large collerette en queue de renard, un grelot et a les mains maintenues prisonnières dans ladite collerette : ce type d’accoutrement, que les Anglais dénommaient « the fiddle », était un des châtiments publics infligés aux prostituées. À sa droite, un soldat enchaîné, sans doute un déserteur, et à la droite de ce dernier, un homme d’église obèse, incarnation traditionnelle de Gula, le vice de la gloutonnerie. On identifie aussi divers courtisans, qui en ce temps-là étaient très sensibles aux sirènes de la fortune. L’un attend debout en haut des marches, le regard soucieux, un autre les descend, un troisième est tombé à la renverse, sous l’œil d’un forçat enchaîné des pieds aux poignets, condamné à perpétuité. À droite, une femme descend les marches avec un bébé dans les bras. Son rôle n’est pas clairement établi. Else Kai Sass suggère qu’elle pourrait représenter aussi bien une mère abandonnée que la femme idéale selon Abildgaard – belle, élégamment vêtue et toute entière dévouée à sa maternité – qui avait lui-même connu les épreuves d’un mariage douloureux et était divorcé de sa première épouse7. On note enfin en bas à droite, s’éloignant du temple avec sa canne, la présence d’un homme, peut-être devenu sage, que la cohue ne paraît nullement perturber. Clemens a veillé à reproduire très précisément et dans le même sens la peinture dont elle s’inspire, de façon à ne rien perdre de son iconographie. Le Cabinet des estampes du musée de Copenhague conserve un état portant dans la marge la signature et la date citées plus haut, et dans lequel l’extérieur du temple n’apparaît pas encore avec une tonalité sombre. De toute évidence, le graveur a effacé la signature au brunissoir avant de retravailler la plaque à l’aquatinte pour assombrir sa composition. Il a en revanche ajouté dans la marge une tête d’homme coiffée d’un chapeau, dessinée à la manière d’un enfant : peut-être celle d’un spectateur naïf – nous donc – qui en apprend davantage sur la vie en observant les hommes sur le parvis et qui est maintenant averti des dangers de la fortune. Avec leur représentation du temple, Abildgaard et Clemens s’inscrivent dans une longue tradition d’allégories mettant en garde contre Fortuna, comme le Tableau de Cébès, très en vogue pendant la Renaissance, qui met en scène les destinées humaines face à toutes sortes de tentations, dont une confrontation avec la fortune personnifiée8. En 1989, le British Museum a acheté au marchand d’estampes Christopher Mendez une autre impression de l’aquatinte de Clemens, dépourvue de texte. L’identité du graveur était alors depuis longtemps perdue, et Antony Griffiths chercha à en percer le mystère en lançant un appel aux lecteurs de la rubrique « A quiz for our readers » de la revue Print Quarterly9. La réponse lui a été fournie par Carlos van Hasselt, alors directeur de la Fondation Custodia10. Par un juste retour des choses, l’institution qu’il a dirigée de 1970 à 1994, au sein de laquelle il a constitué une riche collection d’art danois, a pu acquérir cette intrigante rareté. GL 1Else Kai Sass, Lykkens Tempel. Et maleri af Nicolai Abildgaard, Copenhague, 1986, p. 48-53 ; pour Bülow, p. 158-91. 2Ibid., couverture, p. 20 ; et p. 31, 32, 33 et 39 pour les illustrations en couleurs. 3Ibid, p. 40-41. 4Ibid, p. 237-38. 5Ibid, p. 22-30. 6Pour un compte-rendu – à juste raison – laudateur du livre de Kai Sass, voir Christine Stevenson dans The Burlington Magazine, CXXVIII, 1986, p. 682. On trouve l’origine de cette notion dans W.R. Paton (éd.), The Greek Anthology (Loeb Classical Library, n° 85), Cambridge, Mass., 1918, vol. IV, p. 35, Book X, 62 : « La fortune ne connaît ni loi ni raison, mais gouverne les hommes despotiquement, emportée sans raison par son propre courant. Elle est plutôt encline à favoriser les gens vicieux, et déteste les justes, comme si elle faisait étalage de sa force irrationnelle. » 7Kai Sass 1986, op. cit. (note 1), passim ; et p. 238-39 pour un résumé en anglais. 8Reinhart Schleier, Tabula Cebetis oder « Spiegel des Menschlichen Lebens/darin Tugent und untugent abgemalet ist » (Studien zur Rezeption einer antiken Bildbeschreibung im 16. Und 17. Jahrhundert), Berlin, 1973. 9« A quiz for our readers », Print Quarterly, VI, 1989, p. 434. 10Antony Griffiths, « December Quiz », Print Quarterly, VII, 1990, p. 176.