84. Anonyme (École anglaise, XVIIIe siècle)

Memento Mori (Le Soldat mort), vers 1780

Le tableau1 qu’interprète cette estampe demeure un mystère encore irrésolu. Longtemps regardé comme un Velázquez – c’est sous cette attribution qu’il a rejoint les collections britanniques2 – aujourd’hui considéré comme l’œuvre d’un peintre baroque napolitain non identifié, il possède une aura atemporelle. Cette composition connaît un regain d’intérêt de la part des artistes au XIXe siècle, plus particulièrement au moment où il s’apprête à changer de mains, lors de la vente Pourtalès3. Notre manière noire, vraisemblablement l’œuvre d’un artiste anglais de la fin du XVIIIe siècle, confirme que l’attrait exercé par cette œuvre est ancien, et remonte sans doute à l’époque où elle se trouvait encore dans les collections royales espagnoles4.

Le graveur se révèle un interprète inspiré en prenant avec l’œuvre originale quelques libertés. Il omet le deuxième crâne, qui se trouve dans le tableau à côté de la tête du jeune homme, le long du bord droit. Les bulles – symboles de la fragilité de la vie humaine – au premier plan du tableau sont également absentes dans l’estampe. La branche sur laquelle est suspendue la lampe à huile, dont la flamme vient tout juste d’être soufflée, n’est pas explicitement figurée dans la gravure. Il en résulte l’impression d’une lampe semblant flotter de manière irréelle. Enfin, l’artiste adopte un format plus carré et opère une ellipse quasi-totale des quelques éléments paysagers présents dans le tableau. Dépouillée à l’extrême, la composition de notre estampe renforce la portée universelle de ce memento mori. La manière noire, ou mezzotinta, fut inventée au début des années 1640 (voir cat. n° 74). Contrairement aux autres techniques de gravure, qui vont du clair au noir, celle-ci procède à l’inverse, le graveur commençant par travailler sa plaque à l’aide d’un berceau – lame d’acier finement dentée –, pour lui donner un aspect grenu, propre à retenir l’encre. Afin de créer la variété de nuances du gris au blanc, l’artiste aplanit ensuite à l’aide d’un brunissoir et d’un grattoir certaines parties de la surface de la plaque, de façon graduelle, pour que l’encre n’y adhère que partiellement5. Il résulte de ce procédé l’impression de voir émerger le motif, qui se détache sur un fond noir, profond et velouté. La puissance évocatrice de cette gravure doit beaucoup à l’adéquation entre forme et sens, l’artiste mettant en œuvre la technique la plus à même de véhiculer son intention picturale.

La manière noire devient une spécialité des graveurs d’outre-Manche au XVIIIe siècle, à tel point qu’elle fut nommée « manière anglaise ». L’auteur de cette gravure, excellent technicien, se montre capable de moduler subtilement sa palette de gris pour sculpter les volumes et composer un clair-obscur saisissant. Il combine la manière noire à l’eau-forte, qui lui permet de tracer avec une grande netteté les contours de la lampe, les bords des plaques de la cuirasse et la ligne sinueuse de la garde de l’épée. Notre estampe, très rare, est probablement l’une des premières impressions de la plaque, avant toute lettre. MNG

1École italienne (Naples ?), Un soldat mort, années 1630, Londres, The National Gallery, inv. NG741 (huile sur toile ; 104,8 × 167 cm) ; Michael Levey, National Gallery Catalogues. The Seventeenth and Eighteenth Century Italian Schools, Londres 1971, p. 148-149 ; http://www.nationalgallery.org.uk/paintings/research/a-dead-soldier.

2Après son acquisition à la vente Pourtalès, Paris, Hôtel Pourtalès, 27 mars 1865 et jours suivants, n° 205 (« Velasquez : … Cette belle peinture, dont le sujet n’est pas connu, décorait autrefois l’un des palais du roi d’Espagne, où elle était désignée (on ne sait trop pourquoi) sous le titre de Roland mort Orlando muerto. »)

3Manet a très probablement cette composition en tête – connue de lui par la photographie ou l’estampe – lorsqu’il peint son Toréador mort, vers 1864, Washington, National Gallery of Art, inv. 1942.9.40 (huile sur toile ; 75,9 × 153,3 cm) ; Sandra Orienti, The Complete Paintings of Manet, Londres, 1970, p. 93 ; https://www.nga.gov/Collection/collection-search.html ; ainsi que le note Thoré-Burger dans son commentaire sur le Salon de 1864 où l’œuvre est exposée (Salons de W. Burger. 1861 à 1868, Paris, 1870, p. 137-138). L’année suivante, l’aquafortiste belge Léopold Flameng (1831-1911), proche de Thoré-Burger, grave le tableau de la collection Pourtalès dans la Gazette des Beaux-Arts de 1865, sous le titre traditionnel du Roland mort. Le Rijksmuseum d’Amsterdam conserve un exemplaire de cette eau-forte, inv. RP-P-1910-3218.

4Si l’on en croit J.-J. Dubois, Description des tableaux... de M. le Comte de Pourtalès-Gorgier, Paris, 1841, p. 53 ; dont les propos sont repris dans la notice du catalogue de la vente Pourtalès (note 2).

5Nadine Rogeaux, « Wallerant Vaillant (1623-1677). Premier spécialiste de la gravure en manière noire », Nouvelles de l’Estampe, CLXXVII, 2001, p. 21.