Entretien dans Kunstschrift Gravé dans la mémoire de Ger Luijten Septembre 2019 Quelles expositions restent gravées dans la mémoire des commissaires d’exposition d’aujourd’hui ? Lesquelles étaient révolutionnaires ou mémorables, et pourquoi ? D’éminents directeurs de musées et conservateurs se souviennent. En quoi ces expositions dialoguent-elles avec leurs propres projets ? Cette fois-ci : Ger Luijten « En 1977, je suivais une formation de professeur de dessin à Breda. J’étais âgé de 21 ans et visitais tout ce qui avait trait à l’art : les anciens et les modernes, les installations à la galerie De Appel à Amsterdam. Durant l’été, nous fîmes le voyage en Volkswagen jusqu’à Kassel pour voir la Documenta 6. Au programme, Honingpomp de Beuys, l’art vidéo de Bill Viola et Nam June Paik, ainsi qu’une exposition de dessins qui fit sur moi une impression indélébile. Elle donnait à voir tout qu’il était possible de faire avec un crayon. C’était l’époque du pop art, des arts conceptuels, du minimalisme et de la figuration narrative : Hanne Darboven, Valerio Adami, Chuck Close et Werner Tübke, tous rassemblés sous le même toit. C’est aussi à cette époque que j’ai découvert les entretiens de David Sylvester avec Francis Bacon. Les témoignages des artistes sur leur travail demeurent encore aujourd’hui ma lecture préférée. Mon choix d’étudier l’histoire de l’art m’a été inspiré par un professeur formidable que j’avais à l’académie, Henny Engbersen. Il est mort au mois d’avril dernier. Henny possédait un œil extraordinaire. Il nous parlait de Brunelleschi et Ghiberti, Millet et Van Gogh, Saul Steinberg et Ralph Steadman, en procédant toujours par comparaison, à l’aide de deux rétroprojecteurs. Il nous a donné un vocabulaire pour parler d’art. À un regard pénétrant, il joignait un esprit ouvert. Lorenzo Lotto, Portrait d’un jeune homme, vers 1498-1500 Huile sur panneau, 34,2 × 27,9 cmAccademia Carrara, Bergame Pour ma part, j’ai toujours aimé les expositions monographiques bien conçues. J’ai trouvé l’exposition récemment consacrée aux portraits de Lorenzo Lotto remarquable. Je l’ai vue l’été dernier à Madrid. En 1983, je suis allé deux fois à Paris pour voir la grande exposition Manet. C’est une de ces expériences qui ne peuvent pas être répétées, à cause de la fraîcheur et de l’immédiateté de la première impression. J’étais réceptif et avais une énorme soif de voir. Edgar Degas, Femme vue de dos (La Visite au musée), vers 1885 Huile sur toile, 81,3 × 75 cmNational Gallery of Art, Washington Mon souvenir le plus fort reste l’exposition Degas organisée en 1988 au Grand Palais. Le musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam, pour lequel je travaillais alors, m’avait chargé d’apporter les dessins prêtés pour l’exposition. Une visite privée était organisée la veille de l’ouverture officielle. C’est ainsi que nous pûmes tranquillement admirer, en petit groupe, quatre cents œuvres de Degas, de 19 à 23 heures. Son travail est tellement prodigieux, avec tous les genres et techniques auquel l’artiste s’est essayé. Le commissariat était assuré par Henri Loyrette et Jean Sutherland Boggs, responsable d’une autre exposition phénoménale organisée en 1991, Picasso et les choses, dédiée aux natures mortes de Picasso – peintures, dessins et sculptures. J’ai eu la chance de la voir à Cleveland. Elle faisait parfaitement ressentir au visiteur l’état de plaisir créatif dans lequel les œuvres semblaient avoir été réalisées. Faire partager l’inventivité de l’artiste au spectateur est presque un art en soi. En 1990, j’ai vu à Sienne l’exposition Domenico Beccafumi e il suo tempo. J’y étais au début de l’automne, une période très agréable. C’était la saison des cèpes. Je venais d’être père et disposais de quelques jours pour voir l’exposition. Ce fut une expérience existentielle. En Beccafumi, j’ai rencontré un artiste de la Renaissance possédant un style et une manière qui n’appartiennent qu’à lui, immédiatement reconnaissables. L’exposition était disséminée dans toute la ville, avec des mosaïques et sculptures en pierre rassemblées dans la cathédrale, des fresques dans les maisons et les tableaux dans les églises et à la Pinacothèque. Esquisses à l’huile, dessins, eaux-fortes, gravures sur bois. Toute la ville était placée sous le signe de Beccafumi. Depuis, je suis toujours resté un grand admirateur de ses dessins et de ses gravures sur bois en clair-obscur et j’ai également publié sur le sujet. Dans les années 1980 et 1990, le marketing muséal n’était pas soumis à autant de pression qu’aujourd’hui, le musée n’était pas la machine publicitaire qu’il est devenu. Les expositions étaient préparées longtemps à l’avance et solidement étayées. Je garde d’excellents souvenirs du grand projet organisé au Rijksmuseum, Dawn of the Golden Age, Northern Nederlandish Art, 1580-1620 (1993-1994), auquel j’ai intensivement collaboré avec de très nombreux collègues, et Mirror of everyday life : genreprints in the Netherlands 1550-1700 (avec Eddy de Jongh en 1997). Les expositions que j’organise aujourd’hui à la Fondation Custodia à Paris ont pour ambition d’offrir une expérience visuelle hors du commun. Barthélemy Prieur, Acrobate, seconde moitié du XVIe siècle Bronze, hauteur 29,3 cmStaatliche Museen zu Berlin, Berlin Les expositions que j’apprécie beaucoup sont celles qui traitent intelligemment d’un support ou d’une technique ; qui révèlent ce que tel ou tel médium peut produire de merveilleux. L’exposition Bronze à la Royal Academy de Londres, en 2012, en est un bel exemple. Je me souviens aussi de l’exposition Italian Etchers of the Renaissance and Baroque organisée à Boston en 1989, qui montrait comment les artistes se sont très tôt approprié librement les procédés de l’eau-forte et ont produit des œuvres d’une qualité totalement intemporelle. En 1995, j’ai donné une conférence à Berlin sur Wilhelm von Bode (1845-1929), un historien de l’art et directeur de musée que j’admire beaucoup, lors d’un colloque qui lui était consacré. Bode était un spécialiste éminent de la sculpture et l’exposition Von allen Seiten schön le mettait parfaitement en lumière. Le catalogue est un ouvrage de référence. Une exposition réussie est une surprise, un voyage de découverte : ses concepteurs nous emmènent dans un endroit que nous ne connaissions pas encore, même si nous avions peut-être l’impression du contraire. » © Yannick Pyanee Ger Luijten (né en 1956) est depuis 2010 directeur de la Fondation Custodia à Paris, qui abrite notamment la collection Frits Lugt. De 1987 à 1990, il a été conservateur du cabinet des estampes du Museum Boijmans Van Beuningen. Puis conservateur et directeur du cabinet des arts graphiques du Rijksmuseum. Sa spécialité est l’art sur papier, y compris les esquisses à l’huile, dont il a constitué une impressionnante collection pour la Fondation Custodia. Source : Kunstschrift 4|2019
Entretien dans Kunstschrift Gravé dans la mémoire de Ger Luijten Septembre 2019 Quelles expositions restent gravées dans la mémoire des commissaires d’exposition d’aujourd’hui ? Lesquelles étaient révolutionnaires ou mémorables, et pourquoi ? D’éminents directeurs de musées et conservateurs se souviennent. En quoi ces expositions dialoguent-elles avec leurs propres projets ? Cette fois-ci : Ger Luijten « En 1977, je suivais une formation de professeur de dessin à Breda. J’étais âgé de 21 ans et visitais tout ce qui avait trait à l’art : les anciens et les modernes, les installations à la galerie De Appel à Amsterdam. Durant l’été, nous fîmes le voyage en Volkswagen jusqu’à Kassel pour voir la Documenta 6. Au programme, Honingpomp de Beuys, l’art vidéo de Bill Viola et Nam June Paik, ainsi qu’une exposition de dessins qui fit sur moi une impression indélébile. Elle donnait à voir tout qu’il était possible de faire avec un crayon. C’était l’époque du pop art, des arts conceptuels, du minimalisme et de la figuration narrative : Hanne Darboven, Valerio Adami, Chuck Close et Werner Tübke, tous rassemblés sous le même toit. C’est aussi à cette époque que j’ai découvert les entretiens de David Sylvester avec Francis Bacon. Les témoignages des artistes sur leur travail demeurent encore aujourd’hui ma lecture préférée. Mon choix d’étudier l’histoire de l’art m’a été inspiré par un professeur formidable que j’avais à l’académie, Henny Engbersen. Il est mort au mois d’avril dernier. Henny possédait un œil extraordinaire. Il nous parlait de Brunelleschi et Ghiberti, Millet et Van Gogh, Saul Steinberg et Ralph Steadman, en procédant toujours par comparaison, à l’aide de deux rétroprojecteurs. Il nous a donné un vocabulaire pour parler d’art. À un regard pénétrant, il joignait un esprit ouvert. Lorenzo Lotto, Portrait d’un jeune homme, vers 1498-1500 Huile sur panneau, 34,2 × 27,9 cmAccademia Carrara, Bergame Pour ma part, j’ai toujours aimé les expositions monographiques bien conçues. J’ai trouvé l’exposition récemment consacrée aux portraits de Lorenzo Lotto remarquable. Je l’ai vue l’été dernier à Madrid. En 1983, je suis allé deux fois à Paris pour voir la grande exposition Manet. C’est une de ces expériences qui ne peuvent pas être répétées, à cause de la fraîcheur et de l’immédiateté de la première impression. J’étais réceptif et avais une énorme soif de voir. Edgar Degas, Femme vue de dos (La Visite au musée), vers 1885 Huile sur toile, 81,3 × 75 cmNational Gallery of Art, Washington Mon souvenir le plus fort reste l’exposition Degas organisée en 1988 au Grand Palais. Le musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam, pour lequel je travaillais alors, m’avait chargé d’apporter les dessins prêtés pour l’exposition. Une visite privée était organisée la veille de l’ouverture officielle. C’est ainsi que nous pûmes tranquillement admirer, en petit groupe, quatre cents œuvres de Degas, de 19 à 23 heures. Son travail est tellement prodigieux, avec tous les genres et techniques auquel l’artiste s’est essayé. Le commissariat était assuré par Henri Loyrette et Jean Sutherland Boggs, responsable d’une autre exposition phénoménale organisée en 1991, Picasso et les choses, dédiée aux natures mortes de Picasso – peintures, dessins et sculptures. J’ai eu la chance de la voir à Cleveland. Elle faisait parfaitement ressentir au visiteur l’état de plaisir créatif dans lequel les œuvres semblaient avoir été réalisées. Faire partager l’inventivité de l’artiste au spectateur est presque un art en soi. En 1990, j’ai vu à Sienne l’exposition Domenico Beccafumi e il suo tempo. J’y étais au début de l’automne, une période très agréable. C’était la saison des cèpes. Je venais d’être père et disposais de quelques jours pour voir l’exposition. Ce fut une expérience existentielle. En Beccafumi, j’ai rencontré un artiste de la Renaissance possédant un style et une manière qui n’appartiennent qu’à lui, immédiatement reconnaissables. L’exposition était disséminée dans toute la ville, avec des mosaïques et sculptures en pierre rassemblées dans la cathédrale, des fresques dans les maisons et les tableaux dans les églises et à la Pinacothèque. Esquisses à l’huile, dessins, eaux-fortes, gravures sur bois. Toute la ville était placée sous le signe de Beccafumi. Depuis, je suis toujours resté un grand admirateur de ses dessins et de ses gravures sur bois en clair-obscur et j’ai également publié sur le sujet. Dans les années 1980 et 1990, le marketing muséal n’était pas soumis à autant de pression qu’aujourd’hui, le musée n’était pas la machine publicitaire qu’il est devenu. Les expositions étaient préparées longtemps à l’avance et solidement étayées. Je garde d’excellents souvenirs du grand projet organisé au Rijksmuseum, Dawn of the Golden Age, Northern Nederlandish Art, 1580-1620 (1993-1994), auquel j’ai intensivement collaboré avec de très nombreux collègues, et Mirror of everyday life : genreprints in the Netherlands 1550-1700 (avec Eddy de Jongh en 1997). Les expositions que j’organise aujourd’hui à la Fondation Custodia à Paris ont pour ambition d’offrir une expérience visuelle hors du commun. Barthélemy Prieur, Acrobate, seconde moitié du XVIe siècle Bronze, hauteur 29,3 cmStaatliche Museen zu Berlin, Berlin Les expositions que j’apprécie beaucoup sont celles qui traitent intelligemment d’un support ou d’une technique ; qui révèlent ce que tel ou tel médium peut produire de merveilleux. L’exposition Bronze à la Royal Academy de Londres, en 2012, en est un bel exemple. Je me souviens aussi de l’exposition Italian Etchers of the Renaissance and Baroque organisée à Boston en 1989, qui montrait comment les artistes se sont très tôt approprié librement les procédés de l’eau-forte et ont produit des œuvres d’une qualité totalement intemporelle. En 1995, j’ai donné une conférence à Berlin sur Wilhelm von Bode (1845-1929), un historien de l’art et directeur de musée que j’admire beaucoup, lors d’un colloque qui lui était consacré. Bode était un spécialiste éminent de la sculpture et l’exposition Von allen Seiten schön le mettait parfaitement en lumière. Le catalogue est un ouvrage de référence. Une exposition réussie est une surprise, un voyage de découverte : ses concepteurs nous emmènent dans un endroit que nous ne connaissions pas encore, même si nous avions peut-être l’impression du contraire. » © Yannick Pyanee Ger Luijten (né en 1956) est depuis 2010 directeur de la Fondation Custodia à Paris, qui abrite notamment la collection Frits Lugt. De 1987 à 1990, il a été conservateur du cabinet des estampes du Museum Boijmans Van Beuningen. Puis conservateur et directeur du cabinet des arts graphiques du Rijksmuseum. Sa spécialité est l’art sur papier, y compris les esquisses à l’huile, dont il a constitué une impressionnante collection pour la Fondation Custodia. Source : Kunstschrift 4|2019